Nous entendons largement parler présentement du procès Shafia, cette affaire dans laquelle, semble-t-il, le père, la mère et le fils de la famille d’origine afghane auraient tué quatre autres femmes de la famille pour laver l’honneur familial. Dans cette affaire, la thèse de la défense est celle selon laquelle les victimes ont subi un accident de la route.
Une croyance populaire fondée en droit?
Cependant, il ressort des quelques discussions que j’ai pu avoir jusqu’à maintenant sur le sujet, une croyance selon laquelle les membres de la famille Shafia pourraient invoquer leur culture et leur religion, comme une façon de se défendre de l’accusation de meurtre au premier degré qui pèse contre eux. Dans ce contexte, je me suis donc demandé si effectivement, un tel moyen de défense a déjà été soulevé dans un contexte similaire à celui en l’espèce.
La défense de provocation : « quand il m’a dit ça, j’ai vu noir! »
Un bref examen jurisprudentiel m’a permis de retracer une décision de la Cour d’appel de l’Ontario de 2006 – R. c. Humaid – dans laquelle l’accusé a invoqué sa culture et sa religion pour se défendre, et ce, dans le cadre d’une défense de provocation. Analysons donc d’abord les tenants et aboutissants d’une telle défense pour ensuite regarder ce qui ressort de la décision ci-haut mentionnée.
Contrairement à une idée qui semble être relativement répandue, le fait de réagir à une situation où l’on aurait été provoqué (dans le jargon populaire, « voir noir ») ne peut jamais servir de moyen de défense en droit criminel canadien, à l’exception du cas où l’accusé fait l’objet d’une accusation de meurtre. L’art. 232 du C.cr. a codifié la défense de provocation qui existait en common law :
232. (1) Un homicide coupable qui autrement serait un meurtre peut être réduit à homicide involontaire coupable si la personne qui l’a commis a ainsi agi dans un accès de colère causé par une provocation soudaine.
(2) Une action injuste ou une insulte de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire de pouvoir de se maîtriser, est une provocation pour l’application du présent article, si l’accusé a agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de rependre son sang-froid.
Ainsi dit-on que la défense de provocation a pour conséquence de diminuer la gravité du geste commis (le meurtre), et non de l’excuser complètement. Il ressort du libellé de l’art. 232 un test à deux volets : le premier objectif et le second, subjectif. Premièrement, pour satisfaire à l’élément objectif, il faut établir qu’il y a eu une action injuste ou une insulte de telle nature qu’elle suffise à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser. Deuxièmement, l’élément subjectif exige la preuve que l’accusé a agi sous l’impulsion du moment et avant d’avoir eu le temps de reprendre son sang-froid[1].
La question qui s’est posée dans R. c. Humaid était celle à savoir si la culture et la religion de l’accusé devaient caractériser la « personne ordinaire » dans le cadre du test objectif. La Cour a conclu en la négative:
The difficult problem, as I see it, is that the alleged beliefs which give the insult added gravity are premised on the notion that women are inferior to men and that violence against women is in some circumstances accepted, if not encouraged. The beliefs are antithetical to fundamental Canadian values, including gender equality. It is arguable that as a matter of criminal law policy, the “ordinary person” cannot be fixed with beliefs that are irreconcilable with fundamental Canadian values. Criminal law may simply not accept that a belief system which is contrary to those fundamental values should somehow provide the basis for partial defence to murder[2].
Bien que la défense de provocation soit codifiée, le concept de « personne ordinaire » en fait une défense qui évolue constamment lui permettant ainsi de refléter les valeurs et les normes sociales contemporaines. Dans cet ordre d’idée, la Cour suprême a récemment jugé, dans l’affaire Tran, que la norme de la « personne ordinaire » ne saurait « admettre […] la justification de quelque forme de meurtre que ce soit par un sens de l’honneur »[3].
Conclusion : les valeurs canadiennes priment
Par conséquent, suite aux décisions Humaid et Tran, il semble clair que les valeurs ou croyances irréconciliables avec celles de la Charte ne peuvent avec succès soutenir une défense de provocation. Ainsi, une défense de provocation fondée sur les croyances religieuses des membres de la famille Shafia – aussi légitimes qu’elles peuvent être pour eux (au plan subjectif) – ne pourrait pas répondre à ses conditions d’application, car ces croyances sont irréconciliables avec le droit à l’égalité des sexes, entre autres (un raisonnement similaire pourrait s’appliquer pour l’homophobie, par exemple, car ce dernier cas de figure ne correspond pas aux valeurs canadiennes et à la Charte). Voilà sans doute ce qui explique que la thèse de la défense dans le procès Shafia ne repose pas sur les croyances religieuses de la famille; tel que mentionné plus haut, la défense invoque plutôt un accident de la route!
N.B. La Cour d’appel de l’Ontario a récemment accepté d’entendre une affaire impliquant un crime d’honneur, car celle-ci soulève des questions nouvelles en droit. Voir R. v. Sadiqi, 2011 ONCA 226.