R. c. Pendenza, 2018 QCCM 105

 

Le défendeur subit son procès. La poursuite lui reproche l’exercice de la garde ou du contrôle d’un véhicule à moteur alors que sa capacité de conduire est affaiblie par l’effet de l’alcool, et, sous un deuxième chef d’accusation, de l’avoir fait alors que son alcoolémie excédait le maximum permis. Il s’agit des infractions décrites aux articles 253 a) et 253 b) du Code criminel (C. cr.).

 

  1.             LE DROIT

5.1         sur le chef de capacité affaiblie par l’alcool

[15]      C’est à la poursuite qu’incombe le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable non seulement que la capacité de conduire du défendeur est affaiblie à un quelconque degré, mais aussi que cet affaiblissement est causé par la consommation d’alcool : Stellato (R. c. Stellato, [1994] R.C.S. 478 ; 1994 CanLII 94 (CSC), 31 C.R. (4th) 60; 90 C.C.C. (3d) 160); Andrews (R. c. Andrews, 1996 ABCA 23 (CanLII), [1996] 20 M.V.R. (3d) 140; Aubé (R. c. Aubé, (1993), 1993 CanLII 4143 (QC CA), 85 C.C.C. (3d) 158 2 M.V.R. (3d) 127 (CAQ)).

[16]      La preuve de cette infraction est fréquemment de nature circonstancielle. C’est le cas ici, puisque personne n’a vu le défendeur conduire, ce dont il n’est du reste pas accusé. On ignore donc, du moins de façon directe, quel sera l’effet que les symptômes mis en preuve auront sur la conduite d’un véhicule automobile; il faut alors procéder par inférences.

[17]      Dans le cadre d’une preuve circonstancielle, comme c’est le cas ici donc, on ne doit pas analyser chaque symptôme mis en preuve isolément, on doit plutôt considérer l’effet cumulatif de tous les symptômes, autant ceux qui favorisent la position de l’une des parties, que ceux qui favorisent la thèse opposée.

5.2         sur la question de garde ou de contrôle d’un véhicule

[18]      Il sied ici tout d’abord de s’attarder à la question de savoir si la poursuite bénéficie ou non de la présomption législative puisque, dans l’affirmative, il sera inutile de passer à la question de risque de mise en mouvement du véhicule.

5.2.1      lorsque la présomption joue

[19]      La partie pertinente de l’article 258(1)a) C. cr. se lit comme suit :

« lorsqu’il est prouvé que l’accusé occupait la place ou la position ordinairement occupée par la personne qui conduit le véhicule à moteur (…), il est réputé en avoir eu la garde ou le contrôle à moins qu’il n’établisse qu’il n’occupait pas cette place ou position dans le but de mettre en marche ce véhicule (…). »

5.2.2      lorsque la présomption ne joue pas

[20]      D’autre part, si la poursuite ne bénéficie pas de la présomption de l’article 258(1)a) C.cr., la détermination résiduelle de ce qui constitue une garde et contrôle est une question de droit (R. c. Olivier, 1998 CanLII 12928 (QC CA), [1998] A.Q. no 1954 (CAQ)). Par contre, la question de savoir s’il y a un risque de mettre le véhicule en mouvement est une question de faits (R. c. Rioux, 2000 CanLII 11347 (QC CA), [2000] J.Q. no 2274 (CAQ)). C’est ce que rappelait, il y a de cela déjà quelques années, notre Cour suprême dans Boudreault, une décision d’ailleurs à laquelle chacune des parties réfère le Tribunal (Boudreault c. La Reine, 2012 CSC 56 (CanLII)).

[21]      En outre, comme l’absence d’intention de conduire n’est pas une défense (R. c. Toews, 1985 CanLII 46 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 119), la poursuite n’a pas à prouver l’intention du défendeur de mettre son véhicule en mouvement, et l’affirmation du défendeur qu’il n’a pas l’intention de conduire ne suffit pas automatiquement à l’acquittement. Mais les règles usuelles du droit criminel s’appliquent : c’est la poursuite qui a le fardeau d’établir hors de tout doute raisonnable l’existence d’un risque réaliste de mise en marche du véhicule.

[22]      En pratique toutefois, lorsque l’alcoolémie est prouvée, comme la place qu’occupe le défendeur à bord d’un véhicule, c’est au défendeur qu’il appartient de présenter des éléments de preuve tendant à prouver l’absence de risque de mise en mouvement, comme le rappelait la Cour suprême dans Boudreault (par. 13).

[23]      Le Tribunal se permet de reproduire ici un extrait des motifs du juge Fish, motifs auxquels souscrivent 5 de ses collègues :

« [42]      En l’absence d’une intention concomitante de conduire, il peut survenir un risque réaliste de danger d’au moins trois façons. D’abord, une personne ivre qui, initialement, n’a pas l’intention de conduire peut, ultérieurement, alors qu’elle est encore intoxiquée, changer d’idée et prendre le volant. Ensuite, une personne ivre assise à la place du conducteur peut, involontairement, mettre le véhicule en mouvement. Enfin, par suite de négligence ou d’un manque de jugement ou autrement, un véhicule stationnaire ou qui n’est pas en état de fonctionner peut mettre des personnes ou des biens en danger.»

  1.            ANALYSE ET DISCUSSION

[24]      Comme le défendeur conteste que sa capacité de conduire soit affaiblie par l’effet de l’alcool, le Tribunal abordera successivement :

  •      la question de l’affaiblissement de la capacité de conduire du défendeur;
  •      l’évaluation de la fiabilité à accorder au témoignage du défendeur pour déterminer si la poursuite peut ou non se prévaloir de la présomption législative de l’article 258(1)a) C. cr.;
  •      et enfin, si et seulement si la poursuite ne peut se prévaloir de cette présomption, ce qu’il en est du risque de mise en mouvement du véhicule par le défendeur.

6.1          l’affaiblissement de la capacité de conduire

[25]      Le défendeur a déjà soulevé le caractère illégal de son arrestation en raison de l’insuffisance de motifs de croire qu’une infraction criminelle avait été commise. Bien que sa requête en exclusion de la preuve ait été rejetée séance tenante lors de la première journée d’audition, cette requête n’était pas pour autant sans aucun mérite.

[26]      Une déclaration de culpabilité sous ce chef requiert cependant davantage que des motifs raisonnables; il est banal de répéter qu’il faut une preuve hors de tout doute raisonnable.

[27]      Quant aux symptômes notés, voici ce que la preuve révèle :

  •      le policier qui arrête le défendeur a 10 ans d’expérience comme policier;
  •      il arrête bon an mal an une dizaine de personnes par année dans des affaires semblables;
  •      le véhicule du défendeur est garé le long de l’immeuble d’un bar de danseuses où on sert de l’alcool;
  •      il est 2 h 45;
  •      le défendeur dort, assis ou écrasé à la place du conducteur;
  •      après une attente de trois minutes pendant lesquelles le policier s’assure que le défendeur a eu le temps nécessaire pour bien se réveiller, le défendeur est incapable d’identifier son permis de conduire dans son portefeuille et remet plutôt la totalité du portefeuille au policier, sa vision semblant ainsi être affectée;
  •      il a néanmoins remis adéquatement le certificat d’immatriculation du véhicule et la preuve d’assurance qui se trouvaient dans la console centrale du véhicule;
  •      alors qu’il est assis dans son véhicule, le défendeur se frappe lourdement la tête contre le châssis du véhicule, sans réaction aucune, sa coordination musculaire semblant être en cause;
  •      requis d’éteindre le moteur, le défendeur cherche la clé le long de la colonne de direction, alors que c’est un bouton-poussoir situé sur le tableau de bord sur lequel il suffit d’appuyer pour couper le contact;
  •      il éprouve de la difficulté à sortir du véhicule;
  •      à la sortie du véhicule, il perd pied, mais recouvre son équilibre sans aide;
  •      il est coopératif;
  •      il comprend bien les consignes qu’on lui donne;
  •      le policier comprend bien ce que lui dit le défendeur;
  •      juste avant d’être mis en état d’arrestation, le policer perçoit une faible odeur d’alcool en provenance de la bouche du défendeur;
  •      le défendeur est somnolent non seulement durant le transport vers le centre opérationnel, transport pendant lequel il s’endort, mais même au comptoir d’écrou où il pose la tête sur le comptoir pendant la procédure d’enregistrement.

[28]      Quant à certaines des explications fournies par le défendeur, son témoignage révèle ce qui suit :

  •      le véhicule à bord duquel il dort et avec lequel il s’est rendu à cet endroit pour y prendre le repas du soir la veille n’est pas son véhicule habituel;
  •      il ne possède ce véhicule que depuis un mois et ne s’en sert que les fins de semaine;
  •      il ne parvenait pas à identifier son permis de conduire parmi d’autres cartes d’identité plastifiées et comportant sa photographie (4 cartes plastifiées en tout) puisqu’il portait ses verres correcteurs pour la vision de loin, alors qu’il lui aurait fallu mettre ses verres correcteurs pour la lecture;
  •      le véhicule qu’il utilise depuis plusieurs années est du même modèle, bien que plus ancien, et muni d’un système d’ignition conventionnel où il faut introduire une clé;
  •      le marchepied de cet autre véhicule est plus large, le défendeur expliquant de la sorte sa perte d’équilibre, habitué qu’il était, au sortir de cet autre véhicule, de mettre le pied sur une plateforme plus large;
  •      il reconnaît être fatigué puisqu’il est réveillé depuis 4 h la veille et que depuis ce moment il n’a fait qu’une courte sieste à son domicile pendant l’après-midi.

[29]      De la sorte, plusieurs éléments favorisent le défendeur. Aussi, il faut bien sûr se mettre en garde de verser dans les mythes, dans les préjugés, dans les conjectures. La quantité d’éléments analysés et qui favorisent le défendeur permet au Tribunal de conclure que, lorsque ce dernier est à bord de son véhicule automobile, cette nuit-là, le défendeur n’est pas ivre, il n’est pas saoul, il n’est pas en état d’ébriété.

[30]      Mais la poursuite ne lui reproche pas la garde ou le contrôle d’un véhicule automobile en état d’ébriété. On lui reproche plutôt la garde ou le contrôle alors que sa capacité de conduire est affaiblie par l’effet de l’alcool. Et pour obtenir une déclaration de culpabilité, la poursuite n’a pas à établir une dérogation marquée par rapport à la normale. Un simple affaiblissement léger, mais établi hors de tout doute raisonnable et attribuable au moins en partie à l’alcool suffit.

[31]      Avec égards pour la position de la défense, le Tribunal est d’avis que la poursuite s’est déchargée de son fardeau sur ce point, et cela, au-delà du doute raisonnable.

[32]      En effet, si, par exemple, les problèmes de vision du défendeur découlent, comme il en témoigne, du fait qu’il ne portait pas les verres correcteurs convenables, comment se fait-il qu’il ne s’en soit pas aperçu et qu’il n’ait pas procédé à remplacer les verres qu’il portait ; il témoigne pourtant avoir toujours en sa possession, sur sa personne, les deux paires de lunettes nécessaires.

[33]      Si la méprise initiale au niveau de la manœuvre à effectuer pour éteindre le moteur est expliquée, elle n’est pas pour autant justifiée, pas plus qu’elle ne l’est, encore quelques instants plus tard lorsque le défendeur perd l’équilibre au sortir de son véhicule, persistant dans sa méprise quant au véhicule à bord duquel il se trouve.

[34]      Ces deux derniers éléments convainquent le Tribunal que le cerveau du défendeur fonctionne au ralenti, comme en « mode automatique », sans que la présence d’esprit et le discernement éminemment nécessaires à la conduite d’un véhicule ne soient au rendez-vous.

[35]      La fatigue, bien sûr, une fatigue extrême comme la preuve le démontre, a certainement contribué à l’affaiblissement de la capacité de conduire du défendeur, mais assurément que les consommations d’alcool dont le défendeur a témoigné ont largement contribué non seulement à l’amplitude de cette fatigue, mais aussi manifestement à l’affaiblissement de la capacité de conduire un véhicule automobile.

[36]      Comme nous le verrons plus loin, le défendeur a sans doute deviné cela d’instinct, puisqu’il témoigne avoir pris les dispositions nécessaires pour ne pas conduire à la sortie du bar.

[37]      Ainsi donc, selon les réponses qui seront apportées aux questions suivantes, le défendeur pourra également être déclaré coupable du premier chef d’accusation dont il fait l’objet.

6.2         l’intention de conduire

[38]      Le défendeur dit ne pas avoir eu l’intention de conduire lorsqu’il est monté à bord de son véhicule.

[39]      Son témoignage, corroboré quant à plusieurs éléments, révèle ce qui suit :

  •       il sort du bar aux alentours de 2 h et monte à bord de son véhicule;
  •       il s’assure que le frein à main est engagé;
  •       il relève le volant;
  •       il incline le dossier de sa banquette à peu près à mi-course;
  •       il ne met pas sa ceinture de sécurité;
  •       il s’endort;
  •       environ une demi-heure plus tard, il lance le moteur pour faire fonctionner la climatisation;
  •       il se rendort dans la même position;
  •       les policiers le réveillent environ 15 minutes plus tard;
  •       il croit d’abord que c’est son ami qui vient d’arriver pour le chercher.

[40]      Considérant ces éléments, de même que le délai d’environ une heure depuis lequel le défendeur est assis au même endroit, dont 15 minutes alors que le moteur fonctionne, le Tribunal est d’avis que le témoignage du défendeur est crédible et que ce dernier, sur le premier point, a réussi à repousser la présomption législative découlant de la place qu’il occupe dans le véhicule.

[41]      La poursuite ne peut donc, dans cette affaire, bénéficier de la présomption législative découlant du fait que le défendeur est assis derrière le volant (R. c. Penno, 1990 CanLII 88 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 865).

[42]      Qu’en est-il maintenant du risque de mise en mouvement du véhicule?

6.3         le danger de mise en mouvement

[43]      Sans que l’énumération du juge Fish ne soit exhaustive, comme il l’écrit lui-même dans Boudreault, cette mise en mouvement peut survenir de trois façons :

  •      le défendeur change d’idée et conduit;
  •      le défendeur met involontairement le véhicule en mouvement;
  •      ou par négligence ou manque de jugement, un véhicule stationnaire devient dangereux.

[44]      Considérant que le véhicule du défendeur est stationné sur une légère dénivellation, raison pour laquelle il a engagé le frein à main, qu’il occupe un emplacement normalement destiné au stationnement, que la commande de la transmission est constituée d’un bouton placé sur le devant du tableau de bord, dispositif auquel le défendeur n’a manifestement pas accès alors qu’il est semi-couché dans son siège incliné et considérant l’ensemble des manœuvres requises pour mettre le véhicule en mouvement, le Tribunal écarte ici les hypothèses deux et trois.

[45]      En effet, le défendeur a témoigné avec détails de ce qu’il faut faire pour mettre le véhicule en mouvement, et il apparaît invraisemblable au Tribunal que le véhicule puisse être mis en mouvement de façon involontaire ou accidentellement.

[46]      Reste-t-il donc un risque réaliste que le défendeur change d’idée?

[47]      Dans Boudreault, la Cour suprême écrit :

« [48]      Il va sans dire que l’existence d’un « risque réaliste » est un critère peu rigoureux et, en l’absence de preuve à l’effet contraire, constitue normalement la seule inférence raisonnable lorsque le ministère public fait la preuve de l’intoxication et de la capacité, dans les faits, de mettre le véhicule en mouvement. Pour éviter d’être déclaré coupable, l’accusé devra faire face, sur le plan tactique, à la nécessité de présenter des éléments de preuve crédibles et fiables tendant à prouver qu’il n’y avait pas de risque réaliste de danger dans les circonstances particulières de la cause.

(…)

[51]         Un des facteurs particulièrement pertinents en l’espèce tient à ce que l’accusé avait pris soin d’établir ce que certains tribunaux ont appelé « un plan bien arrêté » pour assurer son retour sécuritaire chez lui.

[52]         L’incidence d’un « plan bien arrêté » de ce type sur l’évaluation par la cour du risque de danger dépend de deux considérations. D’abord, le plan était-il objectivement concret et fiable? Ensuite, allait-il effectivement être suivi par l’accusé? Il se peut que l’état d’ébriété de l’accusé, son comportement ou ses actions démontrent l’existence d’un risque réaliste que le plan, qui semblait par ailleurs infaillible, allait être abandonné avant même d’être mis à exécution. Si son jugement était affaibli par l’alcool, on ne peut tenir pour acquis à la légère que les actions de la personne ivre, lorsqu’elle était derrière le volant, allaient concorder avec ses intentions ni à ce moment-là ni ultérieurement(soulignements ajoutés)

[48]      On retiendra ici que, pour que le Tribunal conclue à l’existence d’un risque réaliste de mise en mouvement de son véhicule, il n’a pas à être convaincu hors de tout doute que le défendeur aurait effectivement fini par mettre le véhicule en mouvement. Il suffit qu’il y ait, hors de tout doute, un risque réaliste qu’il le fasse.

[49]      Et la preuve contraire du risque de mise en mouvement ne nécessitera pas toujours, dans tous les cas, que le défendeur établisse la présence d’un plan arrêté concret, fiable et qui va être suivi. L’expression est éculée tant elle a été rebattue, mais chaque cas est un cas d’espèce. Ce sont les faits qui mènent le droit, pas l’inverse.

[50]      Ainsi le défendeur ivre qui dort dans son véhicule, dans son entrée charretière, parce que sa conjointe ne veut pas d’une personne ivre dans son lit, comme dans Marcotte (Marcotte c. La Reine, AZ-01021363, décision du juge Pierre Béliveau en date du 10 janvier 2001), celui qui est rendu chez lui (Bernier c. La Reine, 2014 QCCS 5118 (CanLII)), celui qui va dormir chez un ami alors que son véhicule est garé à proximité, mais qui cherche l’adresse précise dans le registre d’adresse de son appareil téléphonique, devant pour ce faire recharger son cellulaire dont la pile est à plat (R. c. Lelièvre, 2012 QCCM 83 (CanLII)), celui qui demeure à une distance de marche de chez lui (Ugur c. La Reine, 2011 QCCS 2420 (CanLII)), celui qui descend dormir ivre dans son véhicule enlisé depuis la veille dans une neige profonde, depuis le logement où il a bu et passé la nuit, afin d’éviter que, dans le cadre de l’opération de déneigement en cours, son véhicule ne soit remorqué au diable vauvert (R. c. Lifanov, 2013 QCCM 30 (CanLII)), ceux-là, et d’autres réussiront autrement à écarter le risque de mise en mouvement de leur véhicule qu’en présentant un plan arrêté de retour au domicile, alors qu’ils sont déjà rendus, ou presque, à leur destination.

[51]      Le défendeur, demeure à plusieurs kilomètres de l’endroit où son véhicule est garé, mais rien dans la preuve ne suggère que le défendeur ait eu l’intention de rentrer à pied chez lui ce jour-là.

[52]      C’est ici qu’il sied d’introduire dans l’analyse le témoignage du défendeur, car c’est dans ce contexte factuel que le Tribunal doit maintenant évaluer le risque de mise en mouvement de son véhicule. Le Tribunal doit répondre aux questions relatives au « plan bien arrêté » dont traite Boudreault (par.52) : #1. le défendeur a-t-il un plan concret et fiable? et  #2. ce plan sera-t-il suivi?

[53]      Que révèle ce témoignage ?

[54]      Le défendeur est l’âme dirigeante d’un club de tir situé dans l’ouest de l’île. Il y rencontre régulièrement un prénommé Derrick, un membre du club. Il le connaît depuis plus de 20 ans au cours desquels ils se sont liés d’amitié. Le défendeur décrit son ami comme étant une personne fiable, digne de confiance. D’ailleurs, alors qu’il n’était qu’un simple membre du club, au moment où surviennent les faits de la présente affaire, Derrick, qui était vendeur à l’époque, est maintenant à l’emploi du club à titre de gérant.

[55]      La veille au matin, soit le 2 juillet, Derrick est venu s’entraîner comme il le fait souvent le samedi. Par la suite, dans le lobby, les amis se sont rencontrés avec d’autres et ont discuté, socialisé. Le défendeur a informé Derick qu’il se rendrait au bar en question ce soir-là et a demandé à son ami s’il pourrait venir l’y chercher. Derrick a informé le défendeur qu’il avait lui-même prévu rencontrer quelqu’un ce soir-là, mais qu’il irait chercher le défendeur après sa sortie. La personne qu’il rencontrait ce soir-là demeurait à faible distance du bar en question; il s’en accommoderait, après avoir raccompagné cette personne chez elle, alors que Derrick demeure à Pincourt, sur l’île Perrot.

[56]      À deux reprises dans un passé récent, Derrick avait agi de la sorte : en décembre 2015 tout d’abord, au même endroit, à l’occasion de la période des fêtes, puis vers la fin de février 2016, mais ailleurs, à l’occasion de l’anniversaire de naissance du défendeur. La première fois, le défendeur était déjà sorti et attendait à l’extérieur, la deuxième, il dormait à bord de son véhicule.

[57]      Bien qu’aucune heure précise n’ait été convenue entre eux deux, il a été question de « la fermeture des bars ». Pour le défendeur, il est certain d’avoir dit à Derrick, vers    3 h 15, 3 h 30. C’est le temps de siroter une dernière consommation. Cependant, le défendeur est sorti plus tôt, soit vers 2 h, estimant alors avoir déjà suffisamment consommé. Il s’attendait à ce que Derrick arrive vers 3 h, ou 3 h 30.

[58]      Derrick s’est présenté au bar vers 3 h 30, ou quelques minutes plus tard, son amie l’ayant retenu un peu plus longtemps qu’il ne le prévoyait. À son arrivée au bar, le véhicule du défendeur n’était plus là. Il a fait trois fois le tour du terrain de stationnement, puis est rentré chez lui, vivement contrarié.

[59]      Il n’a pas cru bon appeler le défendeur puisque ce dernier ne répond jamais au téléphone. Il décrit le défendeur comme quelqu’un de la vieille école, peu versé sur le plan de la technologie récente.

[60]      Le lendemain, il a su d’un ami commun prénommé Serge ce qui était arrivé. Serge et lui se sont rendus à la fourrière récupérer le véhicule du défendeur. Serge, pourtant féru en mécanique automobile, a eu besoin de l’aide d’un employé de la fourrière pour apprendre comment engager la transmission du véhicule du défendeur.

[61]      Le défendeur, pour sa part, dit : « I do not drink and drive. » Le témoignage de Derrick confirme cette assertion du défendeur. Derrick, pour sa part, ne consomme pas d’alcool. On lui demande d’ailleurs fréquemment d’agir à titre de conducteur désigné.

[62]      Lorsque les policiers suggèrent au défendeur le fait qu’il aurait pu prendre un taxi, le défendeur les informe alors qu’il n’a pas confiance à ce mode de transport. Il sera plus explicite à l’audience en contre-interrogatoire. Il y a quelques années, il a dû débourser plusieurs milliers de dollars pour se défendre d’une fausse accusation : arrivé endormi à sa destination, il avait repoussé le chauffeur de taxi qui avait mis la main dans la poche de son pantalon et qui tentait de le voler. C’est pourtant un taxi qu’il devra prendre pour retourner chez lui un peu plus tard, après les tests au centre opérationnel. Enfin, dormir à proximité du bar, dans un motel de passe à la propreté douteuse ne l’intéressait pas davantage.

[63]      Sachant par ailleurs que Derrick devait rencontrer quelqu’un ce soir-là, il n’a pas voulu le déranger lorsque, vers 2h, il était déjà prêt à partir ; il l’attendrait tout simplement dans son véhicule, comme il l’avait fait quelques mois plus tôt.

[64]      Bien qu’il dispose d’un téléphone cellulaire, le défendeur ne s’en sert pas, sauf pour affaire. Il ne connaît pas le numéro de téléphone de Derrick… ni son propre numéro à lui. Il n’utilise pas la fonction messagerie, ni les textos. Derrick est tout de même dans ses contacts et il aurait pu le rejoindre après l’arrestation ; ébranlé par les trépidations de l’arrestation, il n’y a pas pensé.

[65]      Le contre-interrogatoire serré de Derrick ne laisse voir aucune contradiction sérieuse par rapport à son témoignage en chef. Derrick y précise au contraire que, selon lui, le défendeur n’aurait pas conduit parce qu’il ne conduit jamais s’il consomme, que ce soit une ou dix consommations. De fait, le défendeur ne boit pas tant que cela : en 20 ans, Derrick n’a jamais vu le défendeur ivre.

[66]      Aussi était-il certain qu’il allait trouver le défendeur au bar où il se rend. L’absence du défendeur l’a tout d’abord irrité. Mais le lendemain, lorsqu’il a appris ce qui s’était produit, il s’est senti coupable. « Maybe I missed something » dira-t-il.

[67]      Ces témoignages sont-ils crédibles et fiables ? Pour le Tribunal, la réponse est oui.

[68]      Évidemment, il est suspect que Derrick soit maintenant le gérant de l’entreprise du défendeur ; cela ferait sourciller les plus susceptibles, portés à croire que le défendeur s’est ménagé et assujetti de la sorte un témoin commode.

[69]      Mais au-delà de ce frétillement de la paupière, cela ne démontre-t-il pas à quel point Derrick est digne de confiance, et à quel point le défendeur lui manifeste sa confiance. L’un ou l’autre aurait d’ailleurs pu taire ce détail, voire mentir. Qui l’aurait su ?

[70]      Le Tribunal y voit plutôt un accroissement de la fiabilité globale à accorder aux témoins de la défense. Du reste, à qui le défendeur aurait-il dû confier la gérance de son entreprise ? À un inconnu ? ou à quelqu’un qu’il connaît depuis plus de 20 ans, et en qui il a pleine confiance ? Poser la question, c’est y répondre.

[71]      Bref, le Tribunal retient ces témoignages. Il croit le défendeur lorsque ce dernier témoigne avoir pris les dispositions nécessaires pour ne pas mettre son véhicule en mouvement après avoir consommé de l’alcool. Le plan alternatif était concret et fiable ; il allait être suivi, et l’aurait été, n’eût été de l’arrivée antérieure des policiers qui, du reste avaient très certainement des motifs raisonnables de procéder à l’arrestation du défendeur, eux qui n’avaient évidemment pas à attendre, pour savoir ce qu’il allait advenir du défendeur et de son plan.

[72]      Manifestement, ce plan était axé vers l’élimination du risque de mise en mouvement de son véhicule par le défendeur.

[73]      Quant au risque résiduel que le défendeur change d’idée, ce risque est trop hypothétique et trop conjectural pour être qualifié de réaliste. Les témoignages du défendeur et de son ami Derrick ne peuvent être écartés. Rien dans les gestes et dans l’attitude du défendeur, les 2 et 3 juillet 2016, ne permet au Tribunal de croire que le défendeur aurait changé d’idée. L’affaiblissement de sa capacité de conduire en raison de la consommation d’alcool n’affectait pas son bon jugement.

[74]      Évidemment, le défendeur a mis en marche le moteur de son véhicule, comme le souligne à juste titre la poursuite. C’était, explique le défendeur, pour faire fonctionner la climatisation. Mais il faut éviter de focaliser son attention sur ce fait particulier et plutôt centrer l’évaluation sur l’ensemble des circonstances propres à chaque cas particulier. D’ailleurs, dans Boudreault, comme le rappelle le juge Fish (au paragraphe [2]), le défendeur aussi avait fait démarrer son moteur, pour obtenir du chauffage. Cela n’a pas privé le défendeur d’être acquitté. Dans notre affaire, la différence est plutôt climatique que représentative d’un quelconque danger de mise en mouvement de son véhicule.

[75]      Ainsi, le Tribunal conclut qu’il n’y a pas, hors de tout doute raisonnable dans la présente affaire, de risque réaliste de mise en mouvement du véhicule par le défendeur alors que sa capacité de conduire est affaiblie par l’alcool et alors que son alcoolémie excède la limite légale.

  1.             DISPOSITIF

[76]      POUR CES MOTIFS, le Tribunal :

[77]      ACQUITTE le défendeur des deux chefs d’accusation portés contre lui.