Les juges de la Cour sont des juges, non des législateurs.
[59] J’ajouterais — et ici je me dissocie vraisemblablement de la Cour d’appel en l’espèce — que les mêmes principes s’appliquent aux déclarations judiciaires faites par la Cour en application du par. 52(1). Je ne peux souscrire à l’avis qu’à titre de tribunal de dernière instance dans le système judiciaire canadien, la Cour suprême du Canada est investie du mandat spécial de retirer des lois du corpus législatif. Les juges de la Cour sont des juges, non des législateurs. S’il est vrai que les déclarations faites par la Cour en application du par. 52(1) ont un effet différent sur le plan qualitatif que celles des juges d’autres tribunaux, c’est en raison du stare decisis vertical — l’idée que les autres tribunaux sont liés par les précédents qu’établit une autorité judiciaire supérieure — et non parce que la Constitution a investi les juges de la Cour d’un pouvoir qui est d’une certaine manière non judiciaire (voir Renvoi relatif à la Motor Vehicle Act (C.‑B.), 1985 CanLII 81 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 486, pour une formulation connexe à cette même idée).
Une déclaration d’inconstitutionnalité fondée sur le par. 52(1) est une tâche judiciaire ordinaire qui comporte la résolution d’une question de droit plutôt que l’expression du pouvoir d’une cour supérieure de modifier le corpus législatif.
Puisque le contrôle judiciaire des lois est une tâche judiciaire ordinaire consistant à trancher une question de droit, les effets juridiques de la déclaration d’inconstitutionnalité qui en découle devraient être régis par les règles ordinaires du stare decisis.
[48] Malgré le caractère sérieux du contexte constitutionnel, il s’agit de tâches judiciaires ordinaires soulevant des questions de droit. Au titre du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, les tribunaux sont appelés à résoudre des conflits entre la Constitution et des lois ordinaires (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, 1985 CanLII 33 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 721, p. 746). Dûment interprétée, la clause relative à la suprématie de la Constitution se rapporte à la hiérarchie des lois dans l’ordre constitutionnel. Les cours supérieures sont habilitées à déterminer si une disposition est incompatible avec la Constitution selon cette hiérarchie. Ces questions de droit ne sont pas différentes des autres questions de droit tranchées en dehors du contexte constitutionnel (A. Marcotte, « A Question of Law: (Formal) Declarations of Invalidity and the Doctrine of Stare Decisis » (2021), 42 N.J.C.L. 1, p. 9). Le contrôle judiciaire des lois fondé sur le fédéralisme ou sur la Charte a été décrit comme une [traduction] « tâche judiciaire normale » semblable à « l’interprétation d’une loi » (P. W. Hogg et W. K. Wright, Constitutional Law of Canada (5e éd. suppl.), § 5‑21; R. Leckey, Bills of Rights in the Common Law (2015), p. 55). Puisque le contrôle judiciaire des lois est une tâche judiciaire ordinaire consistant à trancher une question de droit, les effets juridiques de la déclaration d’inconstitutionnalité qui en découle devraient être régis par les règles ordinaires du stare decisis(Marcotte, p. 21). Par son effet, une déclaration d’inconstitutionnalité réfute simplement la présomption de constitutionnalité en indiquant que les dispositions contestées sont incompatibles avec la Constitution et donc inopérantes. Elle ne modifie pas le libellé de la loi (voir, p. ex., R. c. P. (J.)(2003), 2003 CanLII 17492 (ON CA), 67 O.R. (3d) 321 (C.A.), par. 31; Gervais, p. 535‑538).
[49] Maintenant que j’ai indiqué que selon moi, une déclaration d’inconstitutionnalité fondée sur le par. 52(1) est une tâche judiciaire ordinaire qui comporte la résolution d’une question de droit plutôt que l’expression du pouvoir d’une cour supérieure de modifier le corpus législatif, j’aborde maintenant la nature juridique d’une déclaration fondée sur le par. 52(1) et son effet juridique au‑delà des parties au litige.
C’est la décision en matière constitutionnelle d’un juge de cour supérieure qui lie les décideurs qui se prononceront ultérieurement.
[55] De même, le principe tiré de l’arrêt Martinvoulant que l’« invalidité d’une disposition législative incompatible avec la Charte découle non pas d’une déclaration d’inconstitutionnalité par une cour de justice, mais plutôt de l’application du par. 52(1) » doit être situé dans son contexte global (par. 28). L’arrêt Martinportait sur la compétence des tribunaux administratifs pour décider de la constitutionnalité d’une disposition de leur loi habilitante (par. 27). Le juge Gonthier a statué qu’un tribunal administratif autorisé par sa loi habilitante à examiner et à trancher des questions de droit doit aussi avoir le pouvoir de juger de la compatibilité d’une disposition avec la Charte, parce que sa constitutionnalité est une question de droit (K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), § 6:3). Pareille décision ne lie pas les décideurs qui se prononceront ultérieurement (par. 28 et 31). Qui plus est, le juge Gonthier a ajouté que ce n’est qu’en « obtenant d’une cour [supérieure] une déclaration formelle d’invalidité qu’une partie peut établir, pour l’avenir, l’invalidité générale d’une disposition législative » (par. 31), des propos repris dans les décisions ultérieures de la Cour (Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, par. 153; Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson, 2005 CSC 16, [2005] 1 R.C.S. 257, par. 43‑44; Ontario (Procureur général) c. G, 2020 CSC 38, par. 88). Autrement dit, c’est la décision en matière constitutionnelle d’un juge de cour supérieure qui lie les décideurs qui se prononceront ultérieurement (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 64‑65). L’incompatibilité dont il est question au par. 52(1) est révélée par le litige, plus précisément par le jugement qui déclare inapplicable la disposition législative contestée. La règle du stare decisis étend l’effet de ce jugement au‑delà des parties au litige, erga omnes dans la province à tout le moins — sous réserve des limites de la règle elle‑même. La question soulevée dans les présents pourvois concerne le caractère obligatoire d’un tel jugement et, à mon sens, conformément à notre jurisprudence, une déclaration faite en application du par. 52(1) établit, « pour l’avenir », l’inconstitutionnalité par l’autorité du jugement qui fait cette déclaration. Je partage l’opinion exprimée par le juge Paciocco, au par. 34 de l’arrêt de la Cour d’appel, suivant laquelle le juge Gonthier ne cherchait pas à modifier les principes du stare decisis dans l’arrêt Martin.
La constitutionnalité d’une disposition législative est, comme je le dis, une question de droit. La portée du raisonnement juridique dépasse le demandeur individuel, ses effets ne se limitant pas aux parties en raison du caractère obligatoire du jugement à titre de précédent.
L’octroi d’une réparation personnelle en vertu du par. 24(1), en revanche, est une entreprise hautement factuelle qui suppose l’application de la disposition à un contexte précis — le fait qu’une personne obtienne une réparation en vertu du par. 24(1) dans une affaire donnée n’indique guère si un demandeur ultérieur aura droit à la même réparation.
[56] J’ajouterais que cette explication ne réduit pas la déclaration à une réparation individuelle, comme le laissent entendre certains intervenants. Certes, la règle du stare decisis porte sur les motifs exposés par un tribunal et une déclaration faite en application du par. 52(1) constitue une réparation, mais les motifs expliquent la valeur de la disposition contestée en fonction de sa compatibilité avec la Constitution. La constitutionnalité d’une disposition législative est, comme je le dis, une question de droit. La portée du raisonnement juridique dépasse le demandeur individuel, ses effets ne se limitant pas aux parties en raison du caractère obligatoire du jugement à titre de précédent (Albashir, par. 65). L’octroi d’une réparation personnelle en vertu du par. 24(1), en revanche, est une entreprise hautement factuelle qui suppose l’application de la disposition à un contexte précis — le fait qu’une personne obtienne une réparation en vertu du par. 24(1) dans une affaire donnée n’indique guère si un demandeur ultérieur aura droit à la même réparation (Ferguson, par. 59‑61; Albashir, par. 65).
[57] En d’autres termes, dans la décision McCaw, la juge Spies a eu raison de conclure qu’elle n’était pas libre de passer outre à la jurisprudence. Cependant, soit dit avec égards, elle est arrivée à cette conclusion pour ce qui semble être la mauvaise raison (par. 76). Il était juste de dire qu’en se demandant si elle devait suivre la décision Dunn, la cour était tenue de considérer l’art. 33.1 comme ayant été déclaré inconstitutionnel par un de ses juges. Toutefois, cette déclaration n’a pas eu pour résultat de « retirer [l’art. 33.1] du corpus législatif » (il fait bien sûr toujours partie du corpus législatif jusqu’à ce que le Parlement choisisse de le retirer) (par. 76). La juge Spies était tenue de suivre le précédent parce qu’en raison du stare decisis horizontal, la décision Dunn liait les tribunaux de juridiction équivalente dans la province par courtoisie judiciaire, sauf si une exception au stare decisishorizontal était établie. Certes, l’art. 33.1 était inopérant. Certes, la déclaration faite dans la décision Dunn s’appliquait non seulement aux parties dans cette affaire, mais à toutes les affaires futures. Cependant, soit dit en tout respect, la juge Spies avait tort d’affirmer que [traduction] « la courtoisie judiciaire n’a rien à voir avec la question dont je suis saisie » (McCaw, par. 76). Si elle avait conclu que la décision Dunn avait été rendue per incuriam (« par imprudence » ou « par inadvertance »), par exemple, cette décision n’aurait pas lié la cour dans la décision McCaw sur le fondement de l’interprétation donnée aux règles ordinaires du stare decisis dans la décision Spruce Mills. En effet, comme l’a indiqué la Cour dans l’arrêt Martin, la juge Spies ne pouvait pas appliquer une disposition législative invalide. Il est incontestable, comme il est indiqué dans l’arrêt Ferguson, qu’elle ne disposait « [d’]aucun pouvoir discrétionnaire » de le faire (par. 35). Pourtant, la juge Spies était tenue, par le jugement antérieur d’un tribunal de juridiction équivalente ayant valeur de précédent, de juger l’art. 33.1 inconstitutionnel, dans la mesure où l’exigeait la règle du stare decisis horizontal.
Le fédéralisme empêche qu’une déclaration faite en application du par. 52(1) dans une province lie les tribunaux partout au Canada.
Une telle décision fait autorité dans la province, sauf s’il y a une raison valable de l’écarter.
[61] On dit souvent que la Constitution compte quatre préceptes directeurs fondamentaux : le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et le respect des minorités (voir Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 217, par. 32, 43 et 49). Élément qui revêt une importance particulière dans le contexte du par. 52(1), le principe de la suprématie de la Constitution doit être mis en balance avec le fédéralisme et la primauté du droit (voir Albashir, par. 30 et 34). Cet élément a été négligé par M. Sullivan et certains des intervenants qui soutiennent qu’une déclaration d’inconstitutionnalité a pour effet de rendre une disposition nulle et non avenue « à l’égard de tous », sans égard aux limites territoriales de l’administration de la justice dans une province. Pourtant, même dans la décision McCaw, la juge Spies estimait qu’une déclaration d’inconstitutionnalité produisait ses effets seulement dans la province (par. 77). L’auteur Mark Mancini reconnaît que cet énoncé découle d’une compréhension adéquate de l’art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867; il explique que, comme les cours supérieures exerçant leurs activités « dans la province » ne disposent de pouvoirs que dans celle‑ci, les tribunaux d’une province ne sont pas liés par les décisions des tribunaux d’une autre province (« Declarations of Invalidity in Superior Courts » (2019), 28:3 Forum const. 31, p. 35, s’appuyant sur Wolf c. La Reine, 1974 CanLII 161 (CSC), [1975] 2 R.C.S. 107; voir aussi Gervais, p. 561; Brun, Tremblay et Brouillet, par. I.106). Je suis du même avis.
[62] Le fédéralisme empêche qu’une déclaration faite en application du par. 52(1) dans une province lie les tribunaux partout au Canada : en effet, permettre qu’une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par une cour supérieure de la Colombie‑Britannique lie une cour supérieure, ou même une cour d’appel, du Québec ou de l’Alberta serait tout à fait incompatible avec notre structure constitutionnelle (voir, p. ex., Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698, par. 70). Il est impossible que la disposition consacrant la primauté de la Constitution commande ce résultat, par la simple application du par. 52(1) (voir motifs de la C.A. par. 35). Cela représente à mes yeux un obstacle de taille à l’argument de M. Sullivan, non seulement en ce qui a trait à la portée territoriale de l’effet des déclarations faites en application du par. 52(1), mais aussi à l’égard du fondement théorique permettant de soutenir pourquoi et de quelle manière ces déclarations s’appliqueraient en dehors du cadre des règles ordinaires du stare decisis. Si l’art. 33.1était vraiment « retiré du corpus législatif » parce qu’une déclaration faite en application du par. 52(1)aurait fait en sorte qu’il soit considéré nul et non avenu, il serait difficile d’expliquer pourquoi — notamment du point de vue d’un accusé dans une autre province — l’art. 33.1 serait nul et non avenu dans une partie du pays et non dans une autre.
[63] Il est plus juste de penser que l’art. 33.1 n’est pas nul et non avenu, mais inopérant en raison d’une décision rendue par un juge sur un point de droit. Une telle décision fait autorité dans la province, sauf s’il y a une raison valable de l’écarter. L’accusé est libre d’avancer cet argument, et un tribunal de juridiction équivalente n’est pas irrémédiablement lié par la décision antérieure qui a été rendue dans la province. Il va sans dire que la déclaration d’inconstitutionnalité faite par une cour supérieure dans une province peut être suivie dans une autre province en raison de sa force persuasive (voir, p. ex., Parent c. Guimond, 2016 QCCA 159, par. 11 et suiv. (CanLII); Brun, Tremblay et Brouillet, par. I.105). Par conséquent, je rejette les arguments de M. Sullivan et des intervenants selon lesquels la déclaration faite en application du par. 52(1) a un caractère juridique si unique que, une fois prononcée n’importe où au pays, elle a pour effet que la disposition contestée [traduction] « disparaît du système » d’un océan à l’autre. Une déclaration faite en application du par. 52(1) est plutôt le résultat final de la capacité d’un juge de résoudre des questions de droit, et elle doit être respectée par les tribunaux de juridiction équivalente dans la province en raison de la règle du stare decisis, ni plus ni moins.
Le respect des précédents renforce les valeurs fondamentales de la primauté du droit comme la cohérence, la certitude, la justesse, la prévisibilité et une saine administration de la justice.
La règle du précédent oblige les juges à examiner les décisions judiciaires antérieures et le ratio decidendi afin d’établir si le ratio fait autorité ou peut être distingué et, s’il fait autorité, si l’on doit suivre le précédent ou s’en écarter.
[64] En conséquence, les tribunaux ne disposent, au moment de prononcer une déclaration d’inconstitutionnalité, d’aucun pouvoir supplémentaire qui dépasse les contraintes des règles du stare decisis. La règle du précédent oblige les juges à examiner les décisions judiciaires antérieures et le ratio decidendi afin d’établir si le ratio fait autorité ou peut être distingué et, s’il fait autorité, si l’on doit suivre le précédent ou s’en écarter (voir M. Rowe et L. Katz, « A Practical Guide to Stare Decisis » (2020), 41 Windsor Rev. Legal Soc. Issues 1, p. 8‑12; D. Parkes, « Precedent Unbound? Contemporary Approaches to Precedent in Canada » (2006), 32 Man. L.J. 135, p. 141; voir également R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 71). Le respect des précédents renforce les valeurs fondamentales de la primauté du droit comme la cohérence, la certitude, la justesse, la prévisibilité et une saine administration de la justice (Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245, par. 137; David Polowin Real Estate Ltd. c. Dominion of Canada General Insurance Co. (2005), 2005 CanLII 21093 (ON CA), 76 O.R. (3d) 161 (C.A.), par. 118‑121). Il contribue à faire en sorte que les juges tranchent les causes en fonction de normes communes et générales, plutôt qu’en fonction de leur préférence ou intuition (J. Waldron, « Stare Decisis and the Rule of Law : A Layered Approach » (2012), 111 Mich. L. Rev. 1, p. 22‑23). La primauté du droit elle‑même a une valeur constitutionnelle et est reconnue dans le préambule de la Charte. Elle « [est] à la base [du] système de gouvernement [canadien] » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, par. 32 et 70).
Stare decisis horizontal : Bien qu’elles ne fassent pas strictement autorité de la même façon que le stare decisis vertical, les décisions du même tribunal devraient être suivies par souci de courtoisie judiciaire, de même que pour les raisons justifiant l’application de la règle du stare decisis en général (Parkes, p. 158).
[65] Le stare decisis horizontal s’applique aux tribunaux de juridiction équivalente dans une province, et s’applique à une décision sur la constitutionnalité d’une disposition contestée, de même qu’à toute autre question de droit tranchée par une cour, si la décision fait autorité. Bien qu’elles ne fassent pas strictement autorité de la même façon que le stare decisis vertical, les décisions du même tribunal devraient être suivies par souci de courtoisie judiciaire, de même que pour les raisons justifiant l’application de la règle du stare decisis en général (Parkes, p. 158). La décision en matière constitutionnelle d’un tribunal liera évidemment les juridictions inférieures par la voie du stare decisis vertical.
ll serait malavisé qu’un seul juge de première instance dans une province lie tous les autres juges de première instance. Il vaut mieux réexaminer un précédent que le laisser perpétuer une injustice.
[66]La règle du stare decisis procure au règlement de questions constitutionnelles d’importants avantages qui établissent un équilibre entre la prévisibilité et la cohérence, d’une part, et l’évolution de la situation sociale et le besoin de justesse, d’autre part. Comme l’a fait remarquer Robert J. Sharpe, la décision incorrecte en matière constitutionnelle d’un tribunal est plus difficile à corriger et pourrait requérir l’intervention du législateur (Good Judgment : Making Judicial Decisions(2018)). Il serait malavisé qu’un seul juge de première instance dans une province lie tous les autres juges de première instance. Il vaut mieux réexaminer un précédent que le laisser perpétuer une injustice (Sharpe, p. 165‑168). Si les déclarations prononcées en application du par. 52(1) faisaient strictement autorité pour l’avenir, aucun de ces avantages ne se concrétiserait, et notre droit constitutionnel se scléroserait. Voilà pourquoi la juge en chef McLachlin a affirmé que « le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie » (Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, par. 44). Le stare decisis horizontal vise à concilier, d’une part, la stabilité et la prévisibilité et, d’autre part, la justesse et l’évolution ordonnée du droit.
Les tribunaux s’adaptent à l’évolution de la situation sociale, une caractéristique fondamentale de notre ordre constitutionnel.
[68]La règle du stare decisis est le meilleur cadre d’analyse à appliquer aux litiges concernant des questions constitutionnelles, car elle assure une meilleure protection contre la remise en cause du droit, alors que le principe de l’autorité de la chose jugée empêche la remise en cause des faits. Premièrement, la doctrine de l’abus de procédure ne se limite pas à l’intérieur d’une province et, pour l’appliquer à la remise en cause de la constitutionnalité d’une disposition législative, le tribunal aurait à se demander si les parties étaient préclues de débattre de la question parce qu’un tribunal dans un autre ressort a déjà statué sur celle‑ci. Fait encore plus remarquable, l’application de la doctrine de l’abus de procédure dans les affaires de ce genre obligerait la cour d’appel à se demander si elle devrait instruire un appel alors qu’un tribunal de première instance dans une autre province s’est déjà prononcé sur la constitutionnalité d’une disposition. Deuxièmement, la règle du stare decisis et l’analyse de la décision Spruce Mills guident mieux les juges de première instance lorsqu’ils décident s’il y a lieu de s’écarter d’un précédent d’un tribunal de même juridiction. Essentiellement, cette question se rapporte à la primauté du droit et à la courtoisie judiciaire. Appliquer la doctrine de l’abus de procédure brouillerait inutilement cette analyse. Enfin, les tribunaux doivent trancher des questions d’ordre constitutionnel — appliquer la doctrine de l’abus de procédure ou le principe de l’autorité de la chose jugée empêcherait le tribunal d’examiner de nouveaux arguments ou de nouvelles questions d’ordre constitutionnel. Cela ne serait pas judicieux et la suprématie de la Constitution s’en trouverait affaiblie. Cela empêcherait aussi les tribunaux de s’adapter à l’évolution de la situation sociale, une caractéristique fondamentale de notre ordre constitutionnel.
Bien que l’on puisse s’attendre à ce que les autorités envisagent un appel lorsqu’elles font face à des décisions contradictoires en première instance concernant une disposition sur laquelle la Couronne continue de s’appuyer, je ne suis pas d’avis que le procureur général compétent est tenu de porter en appel les déclarations d’inconstitutionnalité dans les affaires criminelles comme celles en l’espèce.
Cela dit, le droit constitutionnel qui n’est pas encore bien établi, « ainsi que l’incertitude et l’imprévisibilité [pouvant] en découle[r] », peuvent évidemment avoir des conséquences graves.
[70] Bien que l’on puisse s’attendre à ce que les autorités envisagent un appel lorsqu’elles font face à des décisions contradictoires en première instance concernant une disposition sur laquelle la Couronne continue de s’appuyer, je ne suis pas d’avis que le procureur général compétent est tenu de porter en appel les déclarations d’inconstitutionnalité dans les affaires criminelles comme celles en l’espèce. Il est vrai que lorsqu’il est avisé que la constitutionnalité d’une disposition a été contestée, le procureur général a « l’occasion » de défendre la disposition contestée et d’interjeter appel de la déclaration d’inconstitutionnalité si un appel est effectivement possible (Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, par. 19; voir aussi R. c. McCann, 2015 ONCA 451, par. 6 (CanLII)). Toutefois, aussi souhaitable que soit le traitement uniforme du droit criminel substantiel au sein des provinces ou même entre celles‑ci, la décision d’interjeter appel relève du pouvoir discrétionnaire du procureur général, qui agit indépendamment lorsqu’il prend cette décision, conformément à son pouvoir de servir l’intérêt public (voir, p. ex., M. Rosenberg, « The Attorney General and the Administration of Criminal Justice » (2009), 34 Queen’s L.J. 813, p. 819 et 825; K. Roach, « Not Just the Government’s Lawyer : The Attorney General as Defender of the Rule of Law » (2006), 31 Queen’s L.J. 598, p. 608‑610, citant J. Ll. J. Edwards, The Law Officers of the Crown (1964), p. 228).
[71] À moins qu’il y ait abus de ce pouvoir, le procureur général n’a pas de comptes à rendre aux tribunaux concernant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire dans de telles affaires (R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 44 et 46). Le procureur général pourrait décider de ne pas interjeter appel d’une déclaration d’inconstitutionnalité, par exemple, s’il estime que la question n’est pas suffisamment élaborée dans les décisions antérieures en vue d’un examen utile par une cour d’appel, ou qu’il serait mieux de ne pas réexaminer la déclaration de culpabilité. Par exemple, il n’y a pas eu d’appel de la décision en matière constitutionnelle dans l’affaire Dunn malgré un appel de la peine (voir, p. ex., R. c. Dunn (2002), 2002 CanLII 53265 (ON CA), 156 O.A.C. 27 (C.A.); voir aussi R. c. Jensen (2005), 2005 CanLII 7649 (ON CA), 74 O.R. (3d) 561 (C.A.)). Cela dit, le droit constitutionnel qui n’est pas encore bien établi, « ainsi que l’incertitude et l’imprévisibilité [pouvant] en découle[r] », peuvent évidemment avoir des conséquences graves (Ferguson, par. 72, cité dans Nur, par. 91).
La cohérence institutionnelle et la prévisibilité qui sous‑tendent la règle du stare decisis se trouvent minées par des normes qui permettent à un seul juge, en raison d’une divergence d’opinions, de déterminer s’il y a lieu de suivre un précédent.
Il est également faux de dire qu’un tribunal peut trancher à nouveau une question de droit en présence de décisions contradictoires.
[74] Les critères de la décision Spruce Mills ont été appliqués dans de nombreuses affaires au Canada. Cependant, le cadre d’analyse s’est parfois obscurci, et il a été difficile à l’occasion de l’appliquer. Différentes normes ont été invoquées pour établir quand il est opportun de s’écarter d’un précédent. Par exemple, certains ont statué qu’il est possible de faire abstraction d’une décision si elle est [traduction] « manifestement erronée » (R. c. Green, 2021 ONSC 2826, par. 9 et 24 (CanLII)), lorsqu’il existe de [traduction] « bonnes raisons » de le faire (R. c. Kehler, 2009 MBPC 29, 242 Man. R. (2d) 4, par. 42), ou dans des [traduction] « circonstances extraordinaires » (R. c. Wolverine and Bernard (1987), 1987 CanLII 4603 (SK QB), 59 Sask. R. 22 (B.R.), par. 6). Les normes de la décision « manifestement erronée », des « bonnes raisons » et des « circonstances extraordinaires » sont des étiquettes qualitatives susceptibles de viser presque toute situation et ne fournissent pas les mêmes directives précises que la décision Spruce Mills (voir S. Kerwin, « Stare Decisis in the B.C. Supreme Court : Revisiting Hansard Spruce Mills » (2004), 62 Advocate 541, p. 543, note 33). Ces termes ne devraient plus être employés. En particulier, l’expression « manifestement erronée » est subjective et donne à penser que le juge peut s’écarter d’un précédent qui fait autorité s’il n’y souscrit pas — un simple désaccord personnel entre deux juges n’est pas un motif suffisant pour s’écarter d’un précédent faisant autorité. La cohérence institutionnelle et la prévisibilité qui sous‑tendent la règle du stare decisis se trouvent minées par des normes qui permettent à un seul juge, en raison d’une divergence d’opinions, de déterminer s’il y a lieu de suivre un précédent. Il est également faux de dire qu’un tribunal peut trancher à nouveau une question de droit en présence de décisions contradictoires.
Le principe de la courtoisie judiciaire — voulant que les juges traitent les décisions de leurs consoeurs et confrères avec courtoisie et considération — et les principes de la primauté du droit qui appuient la règle du stare decisis impliquent que les décisions antérieures devraient être suivies, à moins que les critères énoncés dans la décision Spruce Mills soient satisfaits.
Ces critères indiquent dans quelles circonstances une cour supérieure de première instance peut s’écarter d’un jugement faisant autorité rendu par un tribunal de juridiction équivalente, et ils s’appliquent tout autant à une décision antérieure sur la constitutionnalité d’une disposition législative.
Ces critères ne changent rien aux situations précises décrites dans l’arrêt Bedford, aux par. 42‑45, dans lesquelles une juridiction inférieure peut s’écarter d’un précédent faisant autorité malgré la règle du stare decisis vertical
[75] Le principe de la courtoisie judiciaire — voulant que les juges traitent les décisions de leurs consoeurs et confrères avec courtoisie et considération — et les principes de la primauté du droit qui appuient la règle du stare decisis impliquent que les décisions antérieures devraient être suivies, à moins que les critères énoncés dans la décision Spruce Mills soient satisfaits. Lorsqu’ils sont correctement formulés et appliqués, les critères de cette décision établissent un rapport juste entre les impératifs concurrents de la certitude, de la justesse et de l’évolution équilibrée du droit. Les tribunaux de première instance ne devraient s’écarter des décisions faisant autorité rendues par un tribunal de juridiction équivalente que dans trois situations précises :
1. La justification d’une décision antérieure a été compromise par des décisions subséquentes de cours d’appel;
2. La décision antérieure a été rendue per incuriam (« par imprudence » ou « par inadvertance »); ou
3. La décision antérieure n’a pas été mûrement réfléchie, c.‑à‑d. qu’elle a été prise dans une situation d’urgence (« exigent circumstances »).
[76] Premièrement, le juge n’a pas à suivre une décision antérieure dont l’autorité a été sapée par des décisions subséquentes. Cela peut arriver lorsqu’une décision a été infirmée par un jugement d’une cour de niveau hiérarchiquement supérieur ou lorsqu’elle est nécessairement incompatible avec un tel jugement (voir Rowe et Katz, p. 18, citant Kerwin, p. 542).
[77] Deuxièmement, le juge peut s’écarter d’une décision rendue sans égard à une loi applicable ou à une source faisant autorité. Autrement dit, la décision a été rendue per incuriam, ou par inadvertance, situation qui, de l’avis général, se produit rarement (voir, p. ex., The Owners, Strata Plan BCS 4006 c. Jameson House Ventures Ltd., 2017 BCSC 1988, 4 B.C.L.R. (6th) 370, par. 132). La norme à appliquer pour juger qu’une décision a été rendue per incuriam est bien connue : le tribunal n’a pas tenu compte d’une source faisant autorité, de sorte que, s’il l’avait fait, il aurait rendu une décision différente car il est démontré que l’inadvertance touche à l’essence de la décision. Il ne peut s’agir simplement d’un cas où une source n’a pas été mentionnée dans les motifs; il faut démontrer que le fait que la source était manquante a influé sur le jugement (Rowe et Katz, p. 19).
[78] Troisièmement et en dernier lieu, le juge peut s’écarter d’un précédent lorsque les exigences du procès requièrent une décision immédiate sans qu’il soit possible de consulter pleinement les sources et, de ce fait, la décision n’a pas été mûrement réfléchie. Un jugement non réfléchi ne lie pas les autres juges (Rowe et Katz, p. 18, citant Spruce Mills, p. 592).
[79] Ces critères indiquent dans quelles circonstances une cour supérieure de première instance peut s’écarter d’un jugement faisant autorité rendu par un tribunal de juridiction équivalente, et ils s’appliquent tout autant à une décision antérieure sur la constitutionnalité d’une disposition législative. Lorsque, comme en l’espèce, le juge se trouve devant des précédents contradictoires sur la constitutionnalité d’un texte législatif, il doit suivre la décision la plus récente, sauf si les critères susmentionnés sont respectés. En pareil cas, pour décider si la décision antérieure a été rendue per incuriam, le juge doit se demander si l’analyse a omis de tenir compte d’une source faisant autorité ou d’une loi pertinente pour la question de droit.
[80] Soyons clairs : ces critères ne changent rien aux situations précises décrites dans l’arrêt Bedford, aux par. 42‑45, dans lesquelles une juridiction inférieure peut s’écarter d’un précédent faisant autorité malgré la règle du stare decisis vertical.
[86] En résumé, les principes de la courtoisie judiciaire et du stare decisis horizontal obligent le tribunal à suivre une décision antérieure faisant autorité, rendue dans la province par le même tribunal. Une décision peut ne pas être contraignante s’il est possible de la distinguer au vu des faits en cause ou si le tribunal n’avait aucun moyen pratique de savoir qu’elle existait. Si la décision fait autorité, une cour de première instance ne peut s’en écarter que si l’une ou plusieurs des exceptions établies dans la décision Spruce Mills s’appliquent.