R. c. Albashir, 2021 CSC 48

[8] Comme je l’expliquerai, il existe une présomption selon laquelle les déclarations judiciaires ont un effet rétroactif, mais cette présomption est réfutée dans le cas où la rétroactivité irait à l’encontre des intérêts publics impérieux qui exigeaient la suspension. Cependant, les personnes qui peuvent personnellement avoir subi un préjudice en raison d’une violation de la Charte pendant la période de suspension ne sont pas pour autant privées de réparation. Lorsque la déclaration réparatrice s’applique de manière prospective, les conclusions d’inconstitutionnalité de la Cour peuvent s’appliquer rétroactivement dans des cas particuliers, ce qui donne un effet réparateur tant au par. 24(1) de la Charte qu’au par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Un tel résultat respecte les rôles constitutionnels de la législature et des juges, permet à la population et aux personnes vulnérables de conserver les mesures de protection prévues par le droit criminel, fait en sorte que le Parlement ait la possibilité de concevoir un régime particulier et confère une protection réparatrice aux personnes dont les droits garantis par la Charte ont été violés.

Lorsqu’un tribunal exerce sa compétence réparatrice d’accorder une déclaration d’inconstitutionnalité, il a le pouvoir discrétionnaire de donner un effet immédiat au principe de la suprématie de la Constitution, ou encore de suspendre l’effet de la déclaration pendant une période donnée : G, par. 120‑121. En de rares cas, un intérêt public impérieux justifiera une suspension, bien que celle‑ci ne doive pas durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire au gouvernement pour remédier à la faille constitutionnelle : G, par. 132 et 135.

[30] Quand un tribunal conclut qu’une mesure législative est incompatible avec la Constitution, il doit tenir compte non seulement du principe de la suprématie de la Constitution énoncé au par. 52(1), mais aussi d’autres impératifs constitutionnels — qui sont parfois contradictoires — pour déterminer la réparation qu’il convient d’accorder : K. Roach, « Principled Remedial Discretion Under the Charter » (2004), 25 S.C.L.R. (2d) 101, p. 105 et 111‑113. Ainsi, les tribunaux sont également guidés par les principes de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de réparation. Ils peuvent prendre en considération, par exemple, le droit du public au bénéfice de la loi, ainsi que les rôles institutionnels différents que les tribunaux et les législatures sont appelés à jouer : G, par. 94. Comme l’ont affirmé les juges LeBel et Rothstein au nom des juges majoritaires dans l’arrêt Hislop, « [l]e texte de la Constitution établit les paramètres généraux de la loi suprême, et il appartient aux tribunaux de l’interpréter et de l’appliquer dans un contexte donné » : par. 114.

[31] En conséquence, malgré les termes absolus employés au par. 52(1), lorsqu’un tribunal exerce sa compétence réparatrice d’accorder une déclaration d’inconstitutionnalité, il a le pouvoir discrétionnaire de donner un effet immédiat au principe de la suprématie de la Constitution, ou encore de suspendre l’effet de la déclaration pendant une période donnée : G, par. 120‑121. En de rares cas, un intérêt public impérieux justifiera une suspension, bien que celle‑ci ne doive pas durer plus longtemps qu’il n’est nécessaire au gouvernement pour remédier à la faille constitutionnelle : G, par. 132 et 135.

Contrairement à une déclaration formelle prononcée en vertu du par. 52(1) qui a pour effet de rendre le texte de loi invalide, la réparation offerte par le par. 24(1) est une réparation entièrement personnelle et seul le demandeur qui allègue une atteinte à ses propres droits constitutionnels peut se prévaloir de cette dernière disposition.

[32] Devant une mesure législative inconstitutionnelle, le par. 52(1) n’est pas la seule disposition réparatrice de la Loi constitutionnelle de 1982. Le paragraphe 24(1) peut également permettre d’obtenir une réparation :

Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[33] Contrairement à une déclaration formelle prononcée en vertu du par. 52(1) qui a pour effet de rendre le texte de loi invalide, la réparation offerte par le par. 24(1) est une réparation entièrement personnelle et seul le demandeur qui allègue une atteinte à ses propres droits constitutionnels peut se prévaloir de cette dernière disposition : R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61.

[34] Par conséquent, les principes du constitutionnalisme, de la primauté du droit et de la séparation des pouvoirs déterminent la réparation à accorder dans le cas où une mesure législative est incompatible avec la Constitution. Ces principes fondamentaux établissent également des présomptions fortes — mais réfutables — qu’un texte législatif s’applique de manière prospective et que les déclarations judiciaires ont un effet rétroactif.

Il existe une forte présomption de non‑rétroactivité des lois parce que la primauté du droit exige que les justiciables soient en mesure d’organiser leurs affaires eu égard à un ordre juridique établi

[35] Il existe une forte présomption de non‑rétroactivité des lois parce que la primauté du droit exige que les justiciables soient en mesure d’organiser leurs affaires eu égard à un ordre juridique établi : R. Sullivan, Statutory Interpretation (3e éd. 2016), p. 354. Comme le dit si bien la professeure Sullivan, lorsqu’une mesure législative a un effet rétroactif, [traduction] « le contenu de celle‑ci ne devient connu que lorsqu’il est trop tard pour faire quoi que ce soit à cet égard » : p. 354. Pourtant, la primauté du droit n’interdit pas les dispositions législatives ayant un effet rétroactif. Quand elles peuvent le faire en respectant les limites de la Charte (par exemple, quand elles ne portent pas atteinte aux protections offertes par l’al. 11g) ou 11i)), les législatures peuvent décider comment et quand s’appliqueront leurs lois. Il peut donc leur être loisible de corriger une faille constitutionnelle de manière rétroactive.

[36] Choudhry et Roach affirment que les législatures ont fait leurs les principes qui sous‑tendent la présomption de non‑rétroactivité et qu’elles sont donc réticentes à édicter des mesures législatives avec effet rétroactif : S. Choudhry et K. Roach, « Putting the Past Behind Us? Prospective Judicial and Legislative Constitutional Remedies » (2003), 21 S.C.L.R. (2d) 205, p. 241‑242. Je conviens avec ces auteurs qu’il serait utile, afin d’apporter certitude et clarté, que les législatures se penchent sur l’application dans le temps de leurs règles de droit et qu’elles expliquent clairement quelle disposition s’appliquera pendant la période de transition, surtout quand il est question d’une mesure législative corrective adoptée en réponse directe à une déclaration judiciaire d’invalidité constitutionnelle.

[37] Personne en l’espèce n’a fait valoir que l’intention était que la mesure législative corrective ait un effet rétroactif. Par conséquent, en l’absence d’une telle intention législative exprimée explicitement ou par voie de conséquence nécessaire, la forte présomption selon laquelle les lois s’appliquent de manière prospective n’est pas contestée.

La présomption générale selon laquelle les déclarations d’invalidité constitutionnelle ont un effet rétroactif est fermement enracinée dans les principes d’interprétation constitutionnelle et le par. 52(1).

Les rares circonstances et les considérations constitutionnelles qui justifient une déclaration avec effet suspendu peuvent légitimer une exception à l’application rétroactive d’une déclaration lorsque cela s’impose pour donner effet à l’objectif de la suspension.

[39] Quand un tribunal prononce une déclaration d’invalidité en vertu du par. 52(1), la même présomption de rétroactivité entre en jeu. Les appelants affirment que cela découle de la théorie blackstonienne selon laquelle les juges ne créent pas le droit, mais ne font que le découvrir, de sorte qu’une règle de droit inconstitutionnelle est « invalide dès son adoption » : Hogg et Wright, §58:1, citant Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, 2003 CSC 54, [2003] 2 R.C.S. 504, par. 28; voir aussi W. Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises (1822), t. 1, p. 103‑107; Hislop, par. 79.

[40] L’application stricte de la théorie blackstonienne n’est toutefois pas facilement conciliable avec le droit constitutionnel moderne. De nombreux principes fondamentaux essentiels à notre système constitutionnel restreignent la portée rétroactive des réparations judiciaires. Par exemple, l’autorité de la chose jugée fait en sorte d’empêcher que des affaires déjà tranchées ne soient rouvertes en raison de décisions judiciaires rendues ultérieurement, et même de maintenir des déclarations de culpabilité relatives à des infractions qui ont plus tard été déclarées inconstitutionnelles si l’accusé a épuisé ses voies d’appel et que son affaire n’est donc plus « en cours » : R. c. Wigman, 1985 CanLII 1 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 246, p. 257; voir aussi R. c. Thomas, 1990 CanLII 141 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 713. De même, les principes de la validité de facto et de l’immunité restreinte confirment et écartent la responsabilité financière à l’égard d’actions gouvernementales fondées sur des règles de droit qui sont ultérieurement jugées inconstitutionnelles : K. Roach, Constitutional Remedies in Canada (2e éd. (feuilles mobiles)), ¶ 14.1980; Hislop, par. 102, citant Guimond c. Québec (Procureur général), 1996 CanLII 175 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 347, et Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405. Ces principes mettent en balance la nature généralement rétroactive des réparations judiciaires avec les impératifs que sont le caractère définitif et la stabilité. Enfin, il est également difficile de concilier la théorie blackstonienne avec le pouvoir discrétionnaire judiciaire de suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité : G, par. 87‑89. En conséquence, la théorie comporte de nombreuses exceptions et restrictions. Elle ne saurait empêcher l’octroi de réparations constitutionnelles dont l’effet est purement prospectif. Cela a d’ailleurs été reconnu dans nombreux autres pays où il a fallu se pencher sur la théorie blackstonienne : In re Spectrum Plus Ltd, [2005] UKHL 41, [2005] 2 A.C. 680, par. 17, 35, 41‑42, 74 et 161‑162; Johnson c. New Jersey, 384 U.S. 719 (1966); Constitution de l’Afrique du Sud, al. 172(b); Semenyih Jaya Sdn Bhd c. Pentadbir Tanah Daerah Hulu Langat, [2017] 3 M.L.J. 561 (Cour fédérale de Malaisie); India Cement Ltd. c. State of Tamil Nadu, A.I.R. 1990 S.C. 85.

[41] Cela dit, la présomption générale selon laquelle les déclarations d’invalidité constitutionnelle ont un effet rétroactif est fermement enracinée dans les principes d’interprétation constitutionnelle et le par. 52(1).

[42] Le paragraphe 52(1), qui est la pierre angulaire du constitutionnalisme et qui consacre la suprématie de la Constitution, doit être interprété à la lumière de tous les principes constitutionnels. Une déclaration fondée sur le par. 52(1) aura généralement un effet immédiat et rétroactif. Des réparations rétroactives applicables immédiatement à toutes les personnes dont l’affaire est toujours « en cours » maximisent la protection et la défense des droits conférés par la Charte, car un système général de réparations dont l’effet prospectif est différé risquerait de priver de réparation les personnes qui ont subi un préjudice par le passé en raison d’une règle de droit inconstitutionnelle : Choudhry et Roach, p. 247‑248. De plus, les législatures seraient moins incitées à assurer la conformité d’une nouvelle mesure législative avec la Charte si elles pouvaient s’en remettre à la deuxième chance offerte par des déclarations avec effet prospectif libres de conséquences : voir R. Leckey, « The harms of remedial discretion » (2016), 14 Int’l J. Const. L. 584, p. 595‑596.

[43] Cependant, le fait que les déclarations judiciaires aient généralement un effet immédiat et rétroactif ne signifie pas qu’elles ont nécessairement un tel effet : Hislop, par. 86. Comme je l’expliquerai, les rares circonstances et les considérations constitutionnelles qui justifient une déclaration avec effet suspendu peuvent légitimer une exception à l’application rétroactive d’une déclaration lorsque cela s’impose pour donner effet à l’objectif de la suspension.

Des déclarations avec effet suspendu ne seront prononcées que dans les cas où le gouvernement aura démontré que des intérêts publics impérieux, fondés sur la Constitution, l’emportent sur la violation continue de droits constitutionnels et exigent que la législature ait la possibilité de remédier à la faille constitutionnelle : G, par. 133 et 139.

[46] À mon avis, une déclaration d’invalidité avec effet suspendu peut constituer une autre exception à la présomption de rétroactivité lorsque l’objectif de la suspension exige, par voie de conséquence nécessaire, une déclaration avec effet purement prospectif. Des déclarations avec effet suspendu ne seront prononcées que dans les cas où le gouvernement aura démontré que des intérêts publics impérieux, fondés sur la Constitution, l’emportent sur la violation continue de droits constitutionnels et exigent que la législature ait la possibilité de remédier à la faille constitutionnelle : G, par. 133 et 139. De plus, des déclarations d’invalidité seront prononcées seulement si des réparations plus adaptées, telles que l’interprétation large, l’interprétation atténuée ou la dissociation, sont inappropriées : G, par. 112 et 114. Lorsque ces circonstances rares et exceptionnelles se présentent, une application rétroactive de la déclaration à la fin de la période de suspension pourrait contrecarrer l’objectif — les intérêts publics impérieux — ayant nécessité une période de transition, ce qui créerait de l’incertitude et supprimerait la protection qui, au départ, avait justifié la suspension. Il se peut que la suspension ait pour conséquence nécessaire que la déclaration, lorsqu’elle entre en vigueur, doit s’appliquer de manière purement prospective afin de ne pas aller à l’encontre de l’objectif même de la suspension.

[47] Les appelants suggèrent que l’édiction par le Parlement d’une mesure législative corrective rétroactive est susceptible d’atténuer les préoccupations relatives aux déclarations rétroactives qui vont à l’encontre de l’objectif visé. En définitive, toutefois, il appartient à la législature de décider d’adopter ou non une mesure législative corrective rétroactive. La suggestion selon laquelle les tribunaux devraient s’en remettre à la décision du législateur à cet égard ne donne pas pleinement effet à la séparation des pouvoirs et à la responsabilité qu’ont les tribunaux à titre de « gardiens de la Constitution » : Hunter c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145, p. 169. Les juges doivent donner effet à la disposition relative à la suprématie de la Constitution, énoncée au par. 52(1), au moyen de déclarations judiciaires qui sont autonomes.

[48] De même, je ne puis souscrire à la thèse de la Cour d’appel et de la Couronne selon laquelle une mesure législative corrective peut, d’une manière ou d’une autre, modifier une déclaration judiciaire ou « prendre le pas sur » son effet rétroactif. Une telle mesure peut avoir une incidence sur l’état ultime du droit, mais elle ne saurait modifier l’ordonnance du tribunal. Rien dans l’arrêt Hislop (au par. 92) n’indique qu’il en est autrement. De plus, la législature peut légitimement décider de ne pas édicter de mesure législative corrective. Les tribunaux doivent donc s’acquitter de leur obligation de concevoir des réparations fondées sur le par. 52(1) qui soient cohérentes et fondées sur des principes, et qui donnent effet aux intérêts et aux divers principes constitutionnels fondamentaux en jeu, y compris au moment d’établir l’application dans le temps d’une déclaration.

Le tribunal devrait examiner l’objectif d’une suspension lorsqu’il décide si la déclaration doit logiquement s’appliquer de manière rétroactive ou purement prospective.

[52] En somme, je conviens avec le procureur général du Canada que le tribunal devrait examiner l’objectif d’une suspension lorsqu’il décide si la déclaration doit logiquement s’appliquer de manière rétroactive ou purement prospective. L’objectif d’une suspension est de protéger un intérêt public impérieux qui est à ce point menacé par une déclaration avec effet immédiat qu’il l’emporte sur les préjudices causés par la violation continue, pendant une période limitée, de droits garantis par la Charte : G, par. 83. Si la rétroactivité est susceptible de miner cet objectif, la déclaration doit s’appliquer de manière purement prospective.

[53] Notre Cour n’a pas toujours expliqué pourquoi l’effet d’une déclaration est suspendu ni l’application dans le temps de cette déclaration. L’arrêt G a souligné l’importance d’expliquer de façon transparente les raisons pour lesquelles l’effet d’une déclaration fondée sur le par. 52(1) est suspendu : par. 125‑126 et 159. Ces explications aideront certes à déduire les conséquences nécessaires dans le temps des déclarations avec effet suspendu, mais je m’attendrais à ce qu’à l’avenir, les tribunaux énoncent explicitement l’application dans le temps de leurs déclarations fondées sur le par. 52(1) afin d’éviter toute confusion. Quand le tribunal s’est exprimé de façon explicite, il n’est pas nécessaire d’examiner les conséquences nécessaires d’une suspension.

Il ne découle pas de Big M Drug Mart que les réparations accordées en vertu du par. 52(1) doivent toujours avoir un effet rétroactif en droit criminel.

[60] Dans l’arrêt Big M Drug Mart, la Cour a précisé que le principe voulant que nul ne puisse être déclaré coupable d’une infraction à une loi inconstitutionnelle découlait de la suprématie de la Constitution : p. 313. Cependant, la Cour a fait remarquer que ni le par. 52(1) ni le par. 24(1) ne constituait le seul recours face à une loi inconstitutionnelle : p. 313. Au contraire, ces dispositions coexistent de manière à offrir réparation relativement à une infraction inconstitutionnelle.

[61] Il ne découle pas de Big M Drug Mart que les réparations accordées en vertu du par. 52(1) doivent toujours avoir un effet rétroactif en droit criminel. Premièrement, le principe établi dans cet arrêt n’a jamais été absolu : la doctrine de l’autorité de la chose jugée a toujours tempéré son application. De fait, en empêchant les contestations indirectes de jugements définitifs une fois qu’une règle de droit a été déclarée inconstitutionnelle, cette doctrine permet que des personnes déclarées coupables d’une infraction à une règle de droit inconstitutionnelle le demeurent — et restent peut‑être même privées de leur liberté. Deuxièmement, comme je l’expliquerai, lorsqu’une déclaration fondée sur le par. 52(1) a un effet prospectif, une personne dont les droits garantis par la Charte ont été violés par la règle de droit déclarée inconstitutionnelle peut tout de même demander une réparation personnelle au titre du par. 24(1). Je dois donc rejeter les arguments des appelants.

[62] Bien que le par. 52(1) prévoie la réparation habituelle à l’égard des règles de droit inconstitutionnelles et que l’on « a[it] généralement recours » au par. 24(1) pour des actes inconstitutionnels, il est possible de combiner les deux dispositions pour accorder une réparation dans certains cas où il convient de le faire : Ferguson, par. 59‑60 et 63. Une déclaration fondée sur le par. 52(1) offre une réparation globale à l’égard de la règle de droit, tandis qu’une réparation individuelle fondée sur le par. 24(1) — comme une exemption ou un arrêt des procédures — peut, dans certains cas, atténuer les effets de cette règle ou d’actes commis en vertu de celle‑ci. Dans l’arrêt Ferguson, notre Cour a conclu que, bien que les demandes d’exemptions constitutionnelles au titre du par. 24(1) ne se substituent pas adéquatement aux contestations relatives à l’inconstitutionnalité de dispositions législatives en application du par. 52(1), le par. 24(1) peut être combiné au par. 52(1) dans les cas où une réparation additionnelle est nécessaire pour accorder une mesure de redressement efficace dans une situation donnée : par. 63.

[63] De même, dans l’arrêt G, notre Cour a conclu qu’aucune règle n’interdit d’accorder à la fois une déclaration fondée sur le par. 52(1) avec effet suspendu et une réparation fondée sur le par. 24(1) avec effet rétroactif. Notre jurisprudence fournit de nombreux exemples d’octroi d’une réparation constitutionnelle personnelle pendant la période de suspension de l’effet d’une déclaration prononcée en vertu du par. 52(1) : voir Carter, par. 5‑6; G, par. 182; Martin, par. 120‑121; R. c. Guignard, 2002 CSC 14, [2002] 1 R.C.S. 472, par. 32‑34; Mackin, par. 75‑76; Bain, p. 105 et 165. En ce sens, notre Cour a souvent eu pour pratique d’appliquer de manière rétroactive les conclusions d’inconstitutionnalité au demandeur devant elle, et ce, même lorsque l’application dans le temps de la déclaration elle-même avait été suspendue.

[64] Le même raisonnement vaut lorsque la déclaration avec effet suspendu est d’application prospective. Il en est ainsi parce qu’il existe une distinction conceptuelle entre les conclusions juridiques quant à la validité constitutionnelle d’une règle de droit et la réparation particulière ordonnée — c’est‑à‑dire entre les conclusions de fond et la réparation qu’il convient d’accorder : M.‑S. Kuo, « Between Choice and Tradition : Rethinking Remedial Grace Periods and Unconstitutionality Management in a Comparative Light » (2019), 36 UCLA Pac. Basin L.J. 157, p. 160. Bien que la conclusion juridique selon laquelle la mesure législative porte atteinte à un droit garanti par la Charte est une condition nécessaire pour l’octroi d’une déclaration générale en vertu du par. 52(1), cette conclusion peut aussi constituer le fondement d’une réparation personnelle au titre du par. 24(1).

[65] La déclaration fondée sur le par. 52(1) est simplement le moyen par lequel un tribunal ayant compétence pour le faire rend ses conclusions sur la constitutionnalité d’une règle de droit opposables à tous, y compris au gouvernement : Martin, par. 28. Cependant, même en l’absence d’une déclaration, les juges doivent apprécier la conformité à la Charte dans les cas particuliers où une question est à juste titre soulevée devant eux, bien que leurs conclusions demeurent applicables uniquement à cette affaire : R. c. Lloyd, 2016 CSC 13, [2016] 1 R.C.S. 130, par. 15 et 19; Martin, par. 3; Roach (2e éd.), ¶ 6.200. Lorsqu’un juge est appelé à déterminer si des droits que garantit la Charte à un accusé ont fait l’objet d’une violation visée par le par. 24(1), il est lié par les conclusions constitutionnelles tirées par notre Cour, même si la déclaration elle‑même ne s’applique pas. Bien que la décision de la Cour de suspendre l’effet de la déclaration ou de lui donner un effet purement prospectif permette de maintenir la règle de droit temporairement en vigueur afin de ne pas créer de vide juridique qui compromettrait des intérêts publics impérieux, cela n’empêche pas l’octroi de réparations personnelles pour des violations de droits garantis par la Charte commises avant que la déclaration ne prenne effet. La question du caractère convenable d’une réparation eu égard aux circonstances est une question distincte.

Dans le cas où des intérêts publics impérieux ne seraient pas compromis, le par. 24(1) constitue un moyen souple pour une personne dont les droits garantis par la Charte sont violés.

[66] De façon générale, le recours au par. 24(1) sera limité afin de ne pas miner les intérêts publics impérieux ayant nécessité la suspension de l’effet de la déclaration. Une réparation personnelle qui porte atteinte à des intérêts publics impérieux ne serait en effet pas « convenable et juste » eu égard aux circonstances. Toutefois, dans le cas où des intérêts publics impérieux ne seraient pas compromis, le par. 24(1) constitue un moyen souple pour une personne dont les droits garantis par la Charte sont violés. L’arrêt Carter est un exemple de cas où les intérêts impérieux de permettre d’obtenir l’aide d’un médecin pour mourir justifiaient une mesure intérimaire générale qui accordait une réparation personnelle aux personnes dont les droits avaient été compromis par la prorogation de la suspension. Se fondant sur les critères découlant de ses conclusions d’inconstitutionnalité, la Cour dans cette affaire a façonné une réparation transitoire détaillée qui atténuait le préjudice irréparable. De même, dans l’arrêt G, même si des exemptions individuelles très répandues auraient miné l’objectif de la suspension en nuisant considérablement à la capacité de la législature d’édicter une mesure législative corrective, la Cour a pu accorder au demandeur une exemption fondée sur le par. 24(1), car, dans sa situation, cette réparation ne minait pas l’objectif de la suspension.

[67] En conséquence, des réparations fondées sur le par. 24(1) pourraient être obtenues même pendant la période de suspension si l’accusé peut démontrer qu’une déclaration de culpabilité fondée sur la mesure législative dont il a été jugé qu’elle comportait une faille constitutionnelle portera atteinte à ses propres droits garantis par la Charte, et si l’octroi d’une réparation individuelle ne mine pas l’objectif de la suspension de l’effet de la déclaration fondée sur le par. 52(1).

Suivant les conclusions tirées dans Bedford, si un accusé est inculpé d’une conduite qui est sans rapport avec l’objectif de l’infraction de vivre des produits du travail du sexe — par exemple parce qu’il était un chauffeur ou un garde du corps légitime —, le juge saisi de la demande pourrait conclure à une violation des droits que l’art. 7 garantit à cette personne et lui accorder une réparation fondée sur le par. 24(1).

[69] Il est possible d’atténuer ce risque en accordant une réparation personnelle en vertu du par. 24(1). Suivant les conclusions tirées dans Bedford, si un accusé est inculpé d’une conduite qui est sans rapport avec l’objectif de l’infraction de vivre des produits du travail du sexe — par exemple parce qu’il était un chauffeur ou un garde du corps légitime —, le juge saisi de la demande pourrait conclure à une violation des droits que l’art. 7 garantit à cette personne et lui accorder une réparation fondée sur le par. 24(1). Cependant, si le juge du procès estime que la conduite de l’accusé ne s’inscrivait pas dans la portée excessive inconstitutionnelle de l’infraction en cause, parce que, par exemple, il s’agissait d’un proxénète exploiteur, les droits que lui garantit l’art. 7 n’ont donc pas été violés et il n’y a pas lieu de lui accorder une réparation en vertu du par. 24(1). De plus, il est peu probable que l’octroi de réparations individuelles pour des conduites dénuées d’exploitation qui s’inscrivent dans les limites des vices constitutionnels constatés par la Cour dans Bedford mine l’objectif de la suspension prononcée dans cet arrêt. La suspension maintient la protection de la règle de droit pour les victimes vulnérables et la population en accordant aux personnes travaillant dans l’industrie du sexe un recours à l’égard des comportements empreints de parasitisme ou d’exploitation. Elle permet également à la règle de continuer temporairement de cibler les personnes dont la conduite peut légitimement être criminalisée. Toutefois, quand le juge saisi de la demande tient pour avéré que l’accusé devant lui a agi dans les limites de la portée excessive inconstitutionnelle relative aux mesures visant à accroître la sécurité, il lui est possible de se fonder sur le par. 24(1) pour ordonner un arrêt des procédures. Cette façon de procéder permet de faire respecter pleinement la Constitution et de maximiser la protection offerte par les droits.

[70] Enfin, bien que notre Cour ait souvent affirmé que le pouvoir discrétionnaire de poursuivre ou non n’est pas une solution à une situation déficiente sur le plan constitutionnel, il y a très peu de chances que la Couronne intente des poursuites contre une personne eu égard à la décision de la Cour selon laquelle de telles poursuites porteraient probablement atteinte aux droits que confère la Charte à cette personne : R. c. Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 R.C.S. 167, par. 17; R. c. Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 R.C.S. 773, par. 86. Dans l’éventualité improbable où elle le ferait, une personne qui n’est pas dans une situation empreinte d’exploitation pourrait demander une réparation en vertu du par. 24(1).

[71] En somme, le fait que la déclaration prononcée dans Bedford avait un effet purement prospectif ne signifie pas qu’une personne sera déclarée coupable en vertu de l’al. 212(1)j) en violation des droits que lui garantit la Charte. Bien que la règle de droit visée demeure valide et puisse fonder des déclarations de culpabilité légales, nul ne devrait être reconnu coupable de l’infraction si la portée excessive de celle‑ci viole ses droits. Cependant, si la conduite en cause ne s’inscrit pas dans le champ de la portée excessive établie par la Cour, des individus pourront être accusés, poursuivis et déclarés coupables en vertu de l’al. 212(1)j) pour une conduite qui a eu lieu alors que la règle de droit s’appliquait encore.