Dussault c. R., 2020 QCCA 746

Une interprétation téléologique du droit à l’avocat garantit au suspect l’assistance effective d’un avocat lorsque cette assistance est demandée.

[28] Il est essentiel à la résolution de cet appel de décider si la consultation par téléphone avec Me Benoit a satisfait entièrement le droit de l’appelant en vertu de l’al. 10b) ou si cette consultation était incomplète et l’exercice de son droit pas encore épuisé. La distinction est cruciale, car, dans le premier cas, le devoir de mise en application des policiers aurait été respecté dès la conclusion de l’appel téléphonique. Dans le second cas, ce devoir de mise en application aurait continué de s’appliquer et les policiers auraient alors dû s’abstenir d’interroger l’appelant jusqu’à ce qu’il s’entretienne avec Me Benoit au poste de police. La différence entre ces deux conclusions implique non seulement une question de fait, mais aussi une question de droit portant sur l’objet et l’étendue du droit de l’appelant et du devoir incombant aux policiers en vertu de l’al. 10b). La question de savoir s’il y a eu violation du droit à l’avocat est une question de droit, sujette à la révision selon la norme de la décision correcte.

[31] La question de droit soulevée par cet appel concerne l’étendue du droit à l’avocat de l’appelant et l’étendue du devoir de mise en application des policiers. Les policiers ont décidé, à l’instar de l’intimée, qu’une approche formaliste à la question était appropriée et qu’ils s’acquittaient de leurs obligations dès lors qu’une évaluation objective des circonstances révélait qu’ils ont permis à l’appelant de consulter un avocat aussitôt qu’il en a fait la demande, et qu’ils se sont conformés à cette demande jusqu’à la conclusion d’un appel téléphonique.

[32] L’appelant suggère plutôt que le devoir de mise en application des policiers doit être interprété d’une manière qui s’accorde avec une interprétation téléologique du droit à l’avocat. Ainsi, l’appelant soutient que la consultation téléphonique avec Me Benoit n’avait pas satisfait ni éteint son droit à l’assistance effective d’un avocat. Pour ce motif, il prétend que sa consultation était incomplète, parce qu’elle a été interrompue lorsqu’il a été informé que son avocat viendrait le rencontrer au poste de police. Conséquemment, l’appelant prétend que le devoir de mise en application des policiers continuait et requérait que ceux-ci s’abstiennent de l’interroger jusqu’à ce que sa consultation avec l’avocat puisse se poursuivre.

[33] La preuve ne laisse aucun doute sur le fait que les policiers ont délibérément décidé de suspendre l’application du droit à l’avocat après l’appel téléphonique et avant l’arrivée de Me Benoit au poste de police. Cette décision s’accorde avec une interprétation étroite et formaliste des circonstances. Elle ne peut s’appuyer que sur une interprétation tout aussi étroite et formaliste de l’arrêt Sinclair et des autres arrêts sur la question. Ces interprétations ne sont possibles que si l’on estime que le droit à l’avocat était respecté et éteint à la fin de l’appel téléphonique. Si cette consultation était incomplète, le droit à l’avocat n’était ni satisfait ni éteint et le devoir de mise en application des policiers demeurait jusqu’à ce que l’appelant puisse consulter son avocat au poste de police.

[34] Une interprétation étroite et formaliste de l’arrêt Sinclair pourrait avoir des conséquences qui vont clairement à l’encontre d’une interprétation téléologique du droit de l’al. 10b). À l’extrême, par exemple, cette interprétation permettrait aux policiers d’affirmer que le droit à l’avocat a été respecté et qu’il est éteint lorsque le suspect a réussi à joindre une avocate par téléphone, mais que celle‑ci a dit peu de choses sinon qu’elle viendrait immédiatement au poste pour conseiller le suspect. La présente affaire n’est pas très éloignée de ce cas de figure. Cette interprétation est clairement trop restrictive puisque, dans les circonstances, ses effets sont non seulement de nier le droit à l’avocat de l’accusé, mais également de sanctionner un comportement qui entrave délibérément l’exercice effectif de ce droit par un suspect qui cherche à se prévaloir de cette protection.

[35] Il va sans dire que Me Benoit ne pouvait pas revendiquer le droit à l’avocat de l’appelant durant sa conversation téléphonique avec le policier ou à aucun autre moment. Ce droit appartient uniquement à l’appelant. La demande de celui‑ci ainsi qu’un ensemble d’autres éléments font amplement la preuve que les policiers étaient pleinement conscients que lui-même et son avocat s’attendaient à ce que la consultation continue à l’arrivée de ce dernier au poste de police. Cette preuve établit clairement que les policiers ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour empêcher que la consultation se poursuive. Leur prémisse, si ce n’est leur prétexte, était que la conclusion de l’appel téléphonique avait mis fin à la consultation, éteignant par le fait même le droit à l’avocat de l’appelant. Il ne s’agit pas nécessairement de mauvaise foi de leur part, mais il s’agit certainement d’une tentative délibérée d’obtenir l’avantage stratégique en exploitant la lecture la plus étroite possible de l’étendue du droit à l’avocat.

[36] La jurisprudence, notamment l’arrêt Sinclair et les autres, ne permet pas aux enquêteurs de faire échec par leur comportement au droit à l’avocat. Cette jurisprudence s’accorde avec l’interprétation téléologique du droit à l’avocat exemplifiée par notre cour dans l’arrêt Stevens. Une interprétation téléologique garantit au suspect l’assistance effective d’un avocat lorsque cette assistance est demandée. De manière corrélative, le droit requiert des enquêteurs de permettre dans les faits l’assistance effective de l’avocat. La preuve au dossier, en l’espèce, montre clairement que les enquêteurs ont refusé à l’appelant l’assistance effective d’un avocat lorsqu’ils ont décidé de ne pas permettre la continuation de la consultation commencée par téléphone. Cette décision était incompatible avec le devoir de mise en application qui incombe aux enquêteurs en vertu l’al. 10b) de la Charte.

[37] Les circonstances du présent appel ne sont pas les mêmes que celles de l’affaire Sinclair ou de l’affaire Stevens. Dans l’affaire Sinclair, il était admis que l’accusé avait eu une première consultation téléphonique et la question était de savoir s’il avait droit à une seconde consultation. La Cour suprême a décidé que, en règle générale, l’al. 10b) ne confère pas de droit à une deuxième consultation avec un avocat, à moins d’un changement objectif et significatif dans les circonstances. Dans l’arrêt Stevens, notre cour a décidé que la conduite des policiers avait effectivement empêché une première consultation avec un avocat.

[38] Le présent dossier se distingue en ce que la conduite des policiers a empêché la continuation d’une consultation qui avait commencé au téléphone, mais qui n’avait pas été complétée. Ceci n’est pas un dossier dans lequel un changement objectif des circonstances aurait permis de faire renaître ou de renouveler le droit à l’avocat, mais plutôt un dossier dans lequel le devoir de mise en application imposé aux policiers requérait qu’ils permettent la poursuite de la consultation commencée au téléphone jusqu’à la complétion de cette dernière au poste de police. Ce dossier est semblable à l’affaire Stevens, au sens où le refus des policiers de permettre cette continuation s’est traduit en une privation du droit à l’assistance effective d’un avocat, à l’encontre de l’objectif poursuivi par ce droit[20].