La Cour suprême du Canada, dans R. c. Youvarajah, 2013 CSC 41, rappelle les principes juridiques relatifs à l’admissibilité des déclarations antérieures incompatibles.

A.   Ouï‑dire et seuil de fiabilité

[18]                          La preuve par ouï‑dire — une déclaration extrajudiciaire présentée pour établir la véracité de son contenu — est présumée inadmissible, parce que les dangers qui y sont associés risquent de compromettre la fonction de recherche de la vérité ou l’équité du procès.  Ces dangers incluent habituellement l’incapacité de mettre à l’épreuve et d’évaluer la perception du déclarant, sa mémoire, sa relation du fait en question ou sa sincérité : R. c. Khelawon, 2006 CSC 57 (CanLII), 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787, par. 2.

[19]                          Traditionnellement, le droit favorise le témoignage d’une personne qui dépose au procès, du fait que le tribunal peut l’observer, une fois qu’elle a prêté serment ou fait une affirmation solennelle, et que sa crédibilité et sa fiabilité peuvent être mises à l’épreuve par contre‑interrogatoire.  Ces éléments aident le juge des faits à apprécier la crédibilité du déclarant ou du témoin, la fiabilité de la preuve et son degré de force probante.  S’il en est privé, comme lorsque lui est présentée une déclaration extrajudiciaire, une telle appréciation sera plus difficile.

[20]                          Toutefois, le droit a reconnu au fil du temps que, dans certaines circonstances, on peut invoquer sans danger la déclaration extrajudiciaire comme preuve de la véracité de son contenu.  Des exceptions à la règle du ouï‑dire ont été établies à l’égard des déclarations comportant certaines garanties de fiabilité inhérente, souvent attribuables aux circonstances les entourant (par exemple, la déclaration d’un mourant et la déclaration contre l’intérêt de son auteur).

[21]                          Cependant, outre les exceptions traditionnelles, la Cour a élaboré une méthode d’analyse raisonnée permettant aux juges d’admettre une preuve par ouï‑dire si elle satisfait au double critère de nécessité et de fiabilité.  Il s’agit d’un examen souple effectué au cas par cas.  Voir en particulier R. c. Khan, 1990 CanLII 77 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. Smith, 1992 CanLII 79 (CSC), [1992] 2 R.C.S. 915; B. (K.G.); R. c. U. (F.J.), 1995 CanLII 74 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 764; et R. c. Blackman, 2008 CSC 37 (CanLII), 2008 CSC 37, [2008] 2 R.C.S. 298, au par. 38.  Cependant, la souplesse accrue que permet la méthode d’analyse raisonnée se traduit pour le juge du procès, à titre de gardien, par un rôle davantage complexe et nuancé.

[22]                          Quand un témoin revient sur une déclaration antérieure, la nécessité est établie : Khelawon, par. 78.  En l’espèce, la question fondamentale est celle de savoir si la déclaration antérieure incompatible atteint le seuil de fiabilité.

[23]                          Le juge du procès, à titre de gardien en matière de preuve, détermine si la déclaration relatée atteint le seuil de fiabilité.  C’est au juge des faits qu’il appartient de déterminer la fiabilité en dernière analyse : Khelawon, par. 2.  Même si la nécessité et la fiabilité de la preuve par ouï‑dire sont démontrées, le juge du procès conserve le pouvoir discrétionnaire d’exclure la preuve lorsque « son effet préjudiciable est disproportionné par rapport à sa valeur probante » : Khelawon, par. 3.

[24]                          Pourquoi ne pas simplement laisser au juge des faits le soin de déterminer et le seuil de fiabilité et la fiabilité en dernière analyse?  Les professeurs D. M. Paciocco et L. Stuesser donnent l’explication suivante, à laquelle je souscris :

                    [traduction]  En ce qui concerne la « fiabilité », une distinction est faite entre « seuil » de fiabilité et fiabilité « en dernière analyse ».  Cette distinction reflète la différence importante entre admettre un élément de preuve et s’y fier.  Le seuil de fiabilité ressortit au juge du procès et intéresse l’admissibilité de la déclaration.  Le juge du procès agit comme gardien dont la tâche « se limite à déterminer si la déclaration relatée en question renferme suffisamment d’indices de fiabilité pour fournir au juge des faits une base satisfaisante pour examiner la véracité de la déclaration ».  Dès lors que la déclaration est susceptible d’être appréciée et acceptée par un juge des faits raisonnable, elle doit être admise en preuve.  Une fois la preuve admise, le jury demeure l’arbitre ultime de l’utilisation qui en sera faite et de sa véracité.

                    (The Law of Evidence (6e éd., 2011), p. 122-123).

Voir R. c. Hawkins, 1996 CanLII 154 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 1043, par. 75; et Khelawon, par. 50 à 52.

[25]                          Le seuil de fiabilité joue un rôle important.  Les règles de preuve et les principes régissant l’admissibilité existent parce que l’expérience révèle que certains types de preuve peuvent être présumés peu fiables (ou préjudiciables) et risquent de compromettre la fonction de recherche de la vérité du procès.  Les règles d’admissibilité ont pour objet l’équité du procès et assurent la prévisibilité.  Elles permettent aussi de circonscrire la portée des procès criminels afin d’en assurer la bonne marche et de faire en sorte qu’ils demeurent axés sur la preuve probante et pertinente.

B.   Admissibilité des déclarations antérieures incompatibles

[26]                          Dans le passé, une déclaration extrajudiciaire antérieure incompatible faite par un témoin non accusé n’était admissible que dans le but d’attaquer la crédibilité de ce témoin. Une telle déclaration — qui constitue une preuve par ouï‑dire — n’était pas admissible comme preuve de la véracité de son contenu sauf si le témoin l’adoptait au procès.  Sinon, le jury ne pouvait que rejeter le témoignage de vive voix du témoin qui s’était rétracté; il ne pouvait y substituer le contenu de la déclaration extrajudiciaire.

[27]                          Cette règle traditionnelle excluant les déclarations antérieures incompatibles a été modifiée dans B. (K.G.) en phase avec l’évolution de la méthode d’analyse raisonnée en matière de ouï‑dire.  Exceptionnellement, une déclaration antérieure incompatible est admissible comme preuve de la véracité de son contenu s’il est satisfait aux critères de nécessité et de fiabilité.

[28]                          Dans B. (K.G.), à la page 787, le juge en chef Lamer affirme que, dans le cas des déclarations antérieures incompatibles, l’examen est axé « sur la fiabilité relative de la déclaration antérieure et du témoignage entendu au procès, de sorte que des indices et garanties de fiabilité [. . .] doivent être prévus afin que la déclaration antérieure soit soumise à une norme de fiabilité comparable avant que les déclarations de ce genre soient admises quant au fond ».

[29]                          Par conséquent, le juge en chef Lamer conclut aux pages 795 et 796 qu’une déclaration antérieure incompatible d’un témoin non accusé peut être admise comme preuve de la véracité de son contenu si les indices de fiabilité énoncés dans B. (K.G.) sont présents : (1) le témoin fait la déclaration sous serment ou affirmation solennelle après avoir reçu une mise en garde au sujet des sanctions qui peuvent lui être infligées s’il ne dit pas la vérité, (2) la déclaration est enregistrée intégralement sur bande vidéo ou audio et (3) la partie adverse a la possibilité voulue de contre‑interroger le témoin au sujet de la déclaration.  Les déclarations de type B. (K.G.) sont répandues, surtout dans les enquêtes relatives à un meurtre.

[30]                          Cependant, les indices énoncés dans B. (K.G.) ne constituent pas l’unique moyen d’établir le seuil de fiabilité.  Dans le cas d’une déclaration antérieure incompatible, les éléments suivants peuvent permettre de satisfaire au critère : (1) l’existence de substituts adéquats permettant de vérifier la véracité et l’exactitude (fiabilité d’ordre procédural) et (2) des garanties circonstancielles suffisantes ou une fiabilité intrinsèque (fiabilité découlant de la nature de la preuve) : Khelawon, par. 61 à 63.  Ces deux principales manières d’établir le seuil de fiabilité ne s’excluent pas mutuellement : R. c. Devine, 2008 CSC 36 (CanLII), 2008 CSC 36, [2008] 2 R.C.S. 283, par. 22.

[31]                          L’admissibilité d’une preuve par ouï‑dire, en l’occurrence la déclaration antérieure incompatible, est une question de droit.  Évidemment, les conclusions de fait ayant mené à la décision commandent la déférence et ne sont pas remises en question en l’espèce.  De même, le juge du procès est bien placé pour apprécier les dangers associés au ouï‑dire dans une affaire donnée et l’efficacité des garanties permettant de les écarter.  Par conséquent, en l’absence d’une erreur de principe de la part du juge du procès, il faut faire preuve de retenue à l’égard de sa conclusion quant au seuil de fiabilité : R. c. Couture, 2007 CSC 28 (CanLII), 2007 CSC 28, [2007] 2 R.C.S. 517, par. 81.

[32]                          Pour obtenir la tenue d’un nouveau procès après un verdict d’acquittement, le ministère public doit démontrer que le juge du procès a commis une erreur et qu’il « serait raisonnable de penser [. . .] que l’erreur [. . .] [a] eu une incidence significative sur le verdict d’acquittement » : R. c. Graveline, 2006 CSC 16 (CanLII), 2006 CSC 16, [2006] 1 R.C.S. 609, par. 14.  Il n’est toutefois pas tenu de prouver « que le verdict aurait nécessairement été différent » : Graveline, par. 14.  Il s’agit tout de même d’un « lourd fardeau » pour le ministère public : R. c. Briscoe, 2010 CSC 13 (CanLII), 2010 CSC 13, [2010] 1 R.C.S. 411, par. 26.

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