L’objectif principal que le législateur poursuivait en adoptant les dispositions sur la pornographie juvénile était de prévenir le préjudice causé aux enfants en interdisant la production, la distribution et la possession de pornographie juvénile et en transmettant aux Canadiens le message « que les enfants ont besoin d’être protégés des effets terribles de l’exploitation et des agressions sexuelles et qu’on ne peut en faire des partenaires sexuels ».
[45] L’arrêt de principe en matière de pornographie juvénile est R. c. Sharpe[26], rendu par la Cour suprême en 2002. La juge McLachlin, pour les juges majoritaires, explique l’objectif principal poursuivi par le législateur lors de l’adoption de l’article 163.1 C.cr. :
[34] L’objectif principal que le législateur poursuivait enadoptant les dispositions sur la pornographie juvénile était de prévenir le préjudice causé aux enfants en interdisant la production, la distribution et la possession de pornographie juvénile et en transmettant aux Canadiens le message « que les enfants ont besoin d’être protégés des effets terribles de l’exploitation et des agressions sexuelles et qu’on ne peut enfaire des partenaires sexuels » : Débats de la Chambre descommunes, 3e sess., 34e lég., vol. XVI, 3 juin 1993, p. 20328.Le législateur n’a toutefois pas voulu que la loi vise tout matériel théoriquement susceptible d’exposer les enfants à unrisque ou de produire des changements de comportementnégatifs. Conscient de l’importance de la liberté d’expression dans notre société et des dangers que comporte en matière pénale une disposition imprécise dont la portée est excessive, le législateur a visé principalement des formes évidentes de «pornographie juvénile » : la représentation d’une activitésexuelle explicite avec un enfant, la représentation d’organes sexuels ou de la région anale d’un enfant et le matériel préconisant la perpétration de crimes d’ordre sexuel avec des enfants. En prévoyant des réserves et des moyens de défense, le législateur a indiqué qu’il cherchait à viser non pastout matériel susceptible de causer un préjudice aux enfants,mais seulement le matériel qui expose les enfants à un risqueraisonné de préjudice et, encore là, uniquement dans les casoù le droit à la liberté d’expression ou le bien public ne l’emporte pas sur ce risque de préjudice » […].[27]
[46] La juge McLachlin indique également ce qui peut être inclus dans la représentation pornographique au sens de l’article 163.1 C.cr.peut inclure des dessins, peintures, gravures, graphiques informatique ou sculptures :
[35] Le paragraphe 163.1(1) définit la pornographie juvénile selon deux catégories : (1) la représentation (al. 163.1(1)a)) et (2) l’écrit ou la représentation qui préconise ou conseille une activité sexuelle (al. 163.1(1)b)). La représentation comprend « toute représentation pornographique, filmée, vidéo ou autre, réalisée par des moyens mécaniques ou électroniques », ce qui est suffisamment général pour viser les dessins, peintures, gravures, graphiques informatiques ou sculptures, bref, toute représentation non écrite pouvant être perçue visuellement.
L’expression « caractéristique dominante », que l’on retrouve au sous‑al. 163.1(1)a)(ii) C.cr., doit être analysée de façon objective, mais dans son contexte.
[47] Par ailleurs, l’expression « caractéristique dominante », que l’on retrouve au sous‑al. 163.1(1)a)(ii) C.cr., doit être analysée de façon objective, mais dans son contexte. La juge McLachlin indique qu’il « faut se demander si une personne raisonnable qui considérerait la représentation de manière objective et en contexte conclurait que sa « caractéristique dominante » est la représentation des organes sexuels ou de la région anale de l’enfant ». En outre, cette représentation doit être faite « dans un but sexuel »[28].
[48] La juge McLachlin précise également qu’une photo de famille représentant des enfants nus n’est généralement pas de la pornographie juvénile puisque la représentation des organes sexuels ou de la région anale n’est pas faite dans un but sexuel. Toutefois, un observateur objectif et raisonnable pourrait considérer que la caractéristique dominante de cette même photo est sexuelle si elle est placée dans un album photo à caractère sexuel où est ajoutée une légende à caractère sexuel[29].
[49] La Cour, dans l’arrêt LSJPA – 1811, explique que les termes « organes sexuels » doivent recevoir une interprétation restrictive, tel que le mentionne la Cour suprême dans l’arrêt Sharpe, et ce, afin « d’éviter de criminaliser la production, la possession ou la distribution d’images inoffensives de nudité telle que la photographie d’un enfant prenant un bain »[30]. La Cour ajoute que c’est pour être conséquent avec l’objectif de protection des enfants que le législateur a ajouté des exceptions lorsque l’acte a un but légitime[31].
Il faut considérer l’aspect fonctionnel des organes sexuels ou de la région anale de cette poupée.
[50] La présente affaire est particulière et connaît peu de précédents jurisprudentiels[32]. La très grande majorité des accusations reliées à de la pornographie juvénile en vertu du paragraphe 163.1 C.cr. concerne des représentations graphiques comme des photographies, des vidéos, des films ou encore des écrits. En l’espèce, il s’agit d’une poupée en silicone, donc d’un objet, lequel à première vue n’a pas comme caractéristique dominante la représentation, dans un but sexuel, d’organes sexuels ou de la région anale d’une personne âgée de moins de 18 ans. Cette poupée, inanimée, ressemble à un mannequin si elle est vêtue. Il faut la déshabiller pour voir l’anus et le vagin. L’orifice de la bouche, seul, ne présente pas une caractéristique dominante dans un but sexuel.
[51] Comme mentionné précédemment, il y a très peu de jurisprudence sur la question. En 2020, le juge Asselin, de la Cour du Québec, était saisi d’une affaire présentant de nombreuses similitudes avec le présent dossier[33]. Citant le juge David[34] de la Cour supérieure, il conclut d’abord que le paragraphe 163.1(1) C.cr. englobe manifestement les objets. Le juge Asselin s’interroge ensuite sur la caractéristique dominante de la poupée. Il mentionne ceci sur le trait distinctif de cette dernière et sur le contexte :
[63] Tel que le suggère le juge Richard Côté, l’analyse de la caractéristique dominante doit se faire à partir du contenu de la représentation tout en tenant compte de son contexte. Cela nous amène à considérer les caractéristiques de l’objet lui-même ainsi que son contexte. Autrement dit, quel est le trait distinctif de la poupée et qu’est-ce qui la caractérise?
[64] Dans le cas qui nous occupe, la poupée représente une personne de sexe féminin. Elle comprend 3 orifices, soit la bouche, le vagin et l’anus, où il est possible d’insérer un objet ou un organe sexuel masculin. Relativement au contexte entourant l’objet, l’ajout d’accessoires, en l’occurrence des sous-vêtements, une pompe pour récupérer les liquides corporels ainsi qu’un bâton chauffant pour recréer la chaleur d’un corps humain, mettent l’accent sur les parties génitales et anales de la poupée.[35]
[52] La différence est qu’aucun bâton chauffant n’a été saisi dans le présent dossier. Les autres accessoires, soit les sous-vêtements et la pompe, étaient toutefois présents.
[53] Dans ce jugement, le juge Asselin insiste sur la différence entre la caractéristique dominante d’un objet et son but. Ce sont des éléments qu’il importe de distinguer puisque si, à l’évidence, le but de la poupée est de stimuler sexuellement certaines personnes, il demeure que la poursuite doit établir que la caractéristique dominante de cet objet est la représentation des organes sexuels[36]. Il conclut ainsi sur la caractéristique dominante de la poupée :
[70] Bien que les parties n’abordent pas réellement la question de la caractéristique dominante de l’objet dans leurs plaidoiries, le Tribunal est d’avis que la poursuivante a prouvé, hors de tout doute raisonnable, que la caractéristique dominante de la poupée est la représentation d’organes sexuels ou de la région anale. En effet, la poupée sexuelle saisie au domicile de l’accusé doit être appréciée dans son contexte global et en fonction de l’objectif de protection des enfants.
[71] Il est important de distinguer l’affaire Ramlogan du cas qui nous occupe. Bien qu’il s’agisse d’enfants, 3 des vidéos saisies dans ce dossier démontrent des enfants habillés qui ne pratiquent aucun acte sexuel ni aucun plan d’image explicite sur les organes sexuels ou de la région anale.
[72] La poupée sexuelle perquisitionnée le 8 juin 2017 représente un objet de 100 cm dont la caractéristique dominante comprend 3 orifices, la bouche, le vagin et l’anus, lesquels sont fonctionnels et peuvent recevoir un objet ou une partie du corps, tel un pénis. Cette poupée ne vise que la stimulation sexuelle d’une personne. À l’examen visuel de la poupée, conjugué à la présence d’accessoires particuliers, il est manifeste qu’une personne raisonnable considérerait que la caractéristique dominante de celle-ci est la représentation, dans un but sexuel, des organes sexuels ou de la région anale.[37]
[54] À la différence d’une photo ou d’un film, les organes sexuels de la poupée ne sont pas mis en évidence puisqu’il s’agit d’orifices qui ne représentent qu’une petite partie du corps et peuvent facilement être cachés par des vêtements. Quant à la bouche, considérée isolément, je doute qu’elle puisse être qualifiée d’organe sexuel. Toutefois, je partage l’avis du juge Asselin qu’il faut considérer l’aspect fonctionnel des organes sexuels ou de la région anale de cette poupée[38]. Cette dernière est constituée pour reproduire le corps d’une enfant et permettre à son utilisateur de se procurer une satisfaction sexuelle.
[55] Je conclus donc que la juge n’a pas erré en déterminant que la caractéristique dominante de la poupée est une représentation d’organes sexuels et de la région anale d’une enfant dans un but sexuel[39].
La nouvelle disposition traite plutôt d’un « but légitime lié aux arts ». Ce moyen de défense est la mise en équilibre de la protection des enfants et de la liberté d’expression. Ce moyen de défense doit être interprété largement.
[60] L’ancien libellé de cet article faisait référence à la notion de « valeur artistique », alors que la nouvelle disposition traite plutôt d’un « but légitime lié aux arts ». Ce moyen de défense est la mise en équilibre de la protection des enfants et de la liberté d’expression. Comme le soulignait le juge Sopinka, dans l’arrêt R. c. Butler, « [l]’expression artistique est au cœur des valeurs relatives à la liberté d’expression et tout doute à cet égard doit être tranché en faveur de la liberté d’expression » :
Il faut situer la représentation de choses sexuelles dans son contexte pour déterminer si elle constitue le thème dominant de l’ensemble de l’œuvre. En d’autres termes, l’exploitation indue de choses sexuelles constitue-t-elle l’objet principal de l’œuvre ou cette représentation des choses sexuelles est-elle essentielle à une fin artistique ou littéraire plus générale ou à une autre fin semblable? Puisque la détermination préliminaire doit être faite en fonction de normes sociales, savoir si l’aspect sexuellement explicite est indu, l’incidence de l’œuvre examinée dans son contexte doit être déterminée de la même manière. Le tribunal doit déterminer si le matériel sexuellement explicite, envisagé dans le contexte de l’ensemble de l’œuvre, serait toléré par l’ensemble de la société. L’expression artistique est au cœur des valeurs relatives à la liberté d’expression et tout doute à cet égard doit être tranché en faveur de la liberté d’expression.[41]
[61] À la suite de cet arrêt, la Cour suprême est venue préciser que la mise en garde du juge Sopinka veut simplement dire que ce moyen de défense doit être interprété largement[42].
[62] Il ressort enfin de l’arrêt Sharpe que certains facteurs peuvent être examinés pour établir ce qui peut être raisonnablement considéré comme de l’art. Ces facteurs sont : (i) l’intention subjective du créateur, qui sera cependant non concluante, bien que pertinente; (ii) la forme et la teneur de l’œuvre; (iii) ses liens avec les conventions, traditions ou styles artistiques; (iv) l’avis d’experts; et (v) le mode de production, de présentation et/ou de distribution[43]. Il ne convient pas cependant de s’attarder à la conformité de l’œuvre aux normes sociales, ce qui aurait pour effet de vider le moyen de défense de sa substance[44].
Le moyen de défense, que l’on retrouve à l’alinéa 613(6)a) C.cr., s’applique lorsque l’acte qui constitue l’infraction, soit ici la possession, a un but légitime lié aux arts.
[63] En l’espèce, l’œuvre n’est pas la poupée. Elle ne devait servir que comme accessoire à sa réalisation. On peut donc se demander si la défense de but légitime pouvait être invoquée. À mon avis, c’est le cas. En effet, l’infraction dont est accusé l’appelant est celle de possession de pornographie juvénile (al. 613(4)a) C.cr.). Or, le moyen de défense, que l’on retrouve à l’alinéa 613(6)a) C.cr., s’applique lorsque l’acte qui constitue l’infraction, soit ici la possession, a un but légitime lié aux arts. L’interprétation large qu’il faut donner à cette défense permet de considérer un projet d’art qui sera réalisé (mais ne l’est pas encore) à l’aide d’un objet qui constitue de la pornographie juvénile.
[64] Dans l’arrêt Sharpe, la Cour suprême explique la procédure à suivre lorsqu’un moyen de défense fondé sur un but légitime lié aux arts est soulevé :
[66] La troisième question est la procédure à suivre à l’égard du moyen de défense fondé sur la valeur artistique. Comme nous l’avons vu, le critère est objectif. Le libellé de la disposition indique qu’elle s’applique de la même façon que d’autres moyens de défense, telles la légitime défense, la provocation ou la nécessité. L’accusé invoque le moyen de défense en signalant des faits susceptibles de l’étayer (qui représentent généralement plus qu’une simple assertion que l’auteur a voulu subjectivement créer de l’art), après quoi le ministère public doit réfuter hors de tout doute raisonnable le moyen de défense : voir Langer, précité.[45]
[65] Lorsque la vraisemblance du moyen de défense de but légitime lié aux arts est établie, ce que reconnaît l’intimé en l’espèce, il lui revient donc de le réfuter hors de tout doute raisonnable.