Une cour ne peut pas diluer la nature sacrosainte des droits protégés par la Charte en y substituant un autre droit. Une cour ne peut pas non plus faire abstraction des motifs du décideur et les interpréter comme si celui-ci avait appliqué un droit protégé par la Charte alors que, dans les faits, il appliquait un droit différent.
[68] Les enseignants des écoles publiques de l’Ontario sont protégés contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives sur leur lieu de travail en application de l’art. 8 de la Charte. En dépit de leur apparente ressemblance fonctionnelle, le droit à une attente raisonnable en matière de vie privée consacré dans la Constitution est distinct de par sa source et sa nature du droit à la vie privée en matière arbitrale. D’abord, les représentants de l’État ne peuvent pas nier leurs obligations constitutionnelles, quelles que soient les clauses de la convention collective. Au fond, les motifs de l’arbitre révèlent une erreur fondamentale parce qu’elle n’avait pas le bon droit à l’esprit. Elle aurait dû appliquer la Charte, mais elle ne l’a pas fait. Dès lors qu’elle avait omis de tenir compte de la dimension constitutionnelle des fouilles menées par le directeur, elle ne pouvait plus poursuivre l’analyse de manière intelligible en tenant compte de la gravité des violations alléguées au droit en cause protégé par la Charte. Une cour ne peut pas diluer la nature sacrosainte des droits protégés par la Charte en y substituant un autre droit. Une cour ne peut pas non plus faire abstraction des motifs du décideur et les interpréter comme si celui-ci avait appliqué un droit protégé par la Charte alors que, dans les faits, il appliquait un droit différent (Vavilov, par. 96).
[69] L’arbitre n’a pas reconnu que le droit des enseignantes protégé par l’art. 8 de la Charte s’appliquait. Contrairement à mes collègues, je ne crois pas que la norme de la décision raisonnable s’applique à la révision des motifs de l’arbitre (motifs des juges Karakatsanis et Martin, par. 112). Le présent appel peut et doit être rejeté en raison de cette erreur fatale.
À notre avis, le respect de la primauté du droit exige que les cours de justice appliquent la norme de la décision correcte à l’égard de certains types de questions de droit : les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs. L’application de la norme de la décision correcte à l’égard de ces questions s’accorde avec le rôle unique du pouvoir judiciaire dans l’interprétation de la Constitution, et fait en sorte que les cours de justice ont le dernier mot sur des questions à l’égard desquelles la primauté du droit exige une cohérence et une réponse décisive et définitive s’impose : Dunsmuir [c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 190], par. 58. [Je souligne; par. 53.]
Le cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge a pour objet d’interpréter le par. 32(1) de manière à garantir que les gouvernements fédéral et provinciaux ne se dérobent pas aux obligations constitutionnelles que leur impose la Charte en déléguant leurs fonctions gouvernementales à des entités non gouvernementales, par exemple des entreprises privées.
[78] Selon le premier volet du cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge, « il peut être décidé que l’entité elle‑même fait partie du “gouvernement” au sens de l’art. 32 » (par. 44). Il en est ainsi lorsque (1) « soit de par sa nature même », (2) « soit à cause du degré de contrôle exercé par le gouvernement sur elle » (Eldridge, par. 44), l’entité fait partie du gouvernement. Selon ce volet, lorsque l’entité est considérée comme « gouvernement[ale] », la Chartes’applique à toutes ses activités, y compris à celles qui pourraient, en d’autres circonstances, être considérées comme « privées » si elles étaient exercées par des entités non gouvernementales.
…
[83] Le cadre d’analyse de l’arrêt Eldridge a pour objet d’interpréter le par. 32(1) de manière à garantir que les gouvernements fédéral et provinciaux ne se dérobent pas aux obligations constitutionnelles que leur impose la Charte en déléguant leurs fonctions gouvernementales à des entités non gouvernementales, par exemple des entreprises privées (par. 40).
[84] L’analyse qui précède porte spécifiquement sur les conseils scolaires publics de l’Ontario. Il faudra attendre une autre occasion pour que nous nous prononcions sur l’applicabilité de la Charte aux écoles publiques d’autres provinces ou à la gestion des écoles privées.
En exerçant son pouvoir discrétionnaire légal, le tribunal administratif doit respecter la Charte. Il s’agit, notamment, d’une question d’accès à la justice. La solution qui consiste à permettre aux Canadiens de faire valoir les droits que leur garantit la Charte devant le tribunal qui est le plus à leur portée comporte des avantages pratiques et un fondement constitutionnel.
[85] Lors de la promulgation de la Charte en 1982, son interaction avec les tribunaux administratifs, selon la formulation de la juge Abella, « restait à déterminer » (R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765, par. 3). Je m’appuie sur l’arrêt Conway pour affirmer que les tribunaux administratifs — et, par conséquent, l’arbitre dans la présente instance — sont non seulement compétents pour statuer sur une question soulevée se rapportant à la Charte, mais ils sont aussi chargés de le faire.
[86] Dans l’arrêt Conway, il a été établi qu’il n’était pas nécessaire de scinder les procédures lorsque se pose une question relative à la Charte(par. 22). Il a aussi été décidé que les principes régissant le pouvoir de réparation s’appliquent dans les deux forums; autrement dit, il n’y a pas une Charte pour les cours de justice et une autre pour les tribunaux administratifs (par. 20, citant Cooper c. Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 152 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 854, par. 70, la juge McLachlin, dissidente).
[87] Pour déterminer si un tribunal est compétent pour trancher les questions relatives à la Charte, notre Cour doit se demander si le tribunal peut ou non trancher des questions de droit (Conway, par. 22). Si oui, il peut se prononcer sur les questions se rapportant à la Charte. L’arbitre en l’espèce satisfait à ce critère, puisqu’elle est investie de façon générale du pouvoir de répondre aux questions relatives à « tous les différends entre les parties que soulèvent l’interprétation, l’application, l’administration ou une prétendue violation de la convention collective, y compris la question de savoir s’il y a matière à arbitrage » (Loi de 1995 sur les relations de travail, L.O. 1995, c. 1, ann. A, par. 48(1)).
[88] En outre, le tribunal administratif possédant le pouvoir de trancher des questions de droit et dont la compétence constitutionnelle n’a pas été clairement écartée :
(1) peut résoudre une question constitutionnelle se rapportantà une affaire dont il est régulièrement saisi;
(2) doit agir conformément à la Charte et aux valeurs qui la sous‑tendent en s’acquittant de ses fonctions légales (Conway, par. 78).
[89] Les principes qui régissent le pouvoir de réparation découlant de la Charte s’appliquent tant aux cours de justice qu’aux tribunaux administratifs. Ces derniers devraient jouer un rôle de premier plan dans le règlement des questions liées à la Charte et relevant de leur compétence particulière (c.‑à‑d. lorsque le caractère essentiellement factuel relève de la compétence spécialisée que lui confère la loi). En exerçant son pouvoir discrétionnaire légal, le tribunal administratif doit respecter la Charte(Conway, par. 20‑21 et 78‑81).
[90] Il s’agit, notamment, d’une question d’accès à la justice. La solution qui consiste à permettre aux Canadiens de faire valoir les droits que leur garantit la Charte devant le tribunal qui est le plus à leur portée comporte des avantages pratiques et un fondement constitutionnel (Conway, par. 79). Il est possible de faire valoir les droits protégés par la Charte en faisant usage des pouvoirs et des processus prévus par la loi, ce qui signifie que le demandeur n’a pas à présenter une demande distincte devant les tribunaux pour que ses droits protégés par la Charte soient respectés (Conway, par. 103).
[91] Lorsqu’un droit protégé par la Charte s’applique, le décideur administratif doit effectuer une analyse conforme à la disposition pertinente de la Charte. Les tribunaux administratifs sont habilités — et, pour assurer l’administration efficace de la justice, appelés — à procéder à une analyse conforme à la Charte lorsque les droits constitutionnels du demandeur s’appliquent (Conway, par. 78‑81; R. c. Bird, 2019 CSC 7, [2019] 1 R.C.S. 409, par. 52). Il revenait donc à l’arbitre de traiter proactivement de la question de l’art. 8 soulevée par les faits à l’origine du grief. Il ne suffit pas de s’en remettre à un cadre d’analyse distinct de [traduction] « common law arbitrale bien développée » en matière de droit à la vie privée, ou à un autre cadre, comme l’a fait l’arbitre en l’espèce (m.a., par. 13). Comme je l’ai expliqué, la Charte de même que la jurisprudence pertinente portant sur l’art. 8 étaient des contraintes juridiques qui s’appliquaient à la décision de l’arbitre (Vavilov, par. 101). Autrement dit, l’arbitre devait trancher le grief en respectant les exigences de l’art. 8. Pour ce faire, elle aurait dû s’appuyer à la fois sur l’ensemble des décisions arbitrales pertinentes et sur la jurisprudence relative à l’art. 8.
La protection conférée par l’art. 8 de la Charte s’applique au‑delà du contexte criminel et quasi criminel. Mais la jurisprudence en droit criminel ne devrait pas être transposée sans discernement aux affaires non criminelles
[97] Comme je l’ai indiqué, les conseils scolaires publics de l’Ontario font partie du gouvernement au sens voulu pour l’application de l’art. 32 de la Charte; par conséquent, leurs employés, y compris les enseignants, jouissent, en application de l’art. 8 de la Charte, du droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives en milieu de travail. Notre Cour a reconnu que la protection conférée par l’art. 8 de la Charte s’applique au‑delà du contexte criminel et quasi criminel (voir R. c. McKinlay Transport Ltd., 1990 CanLII 137 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 627 (application de l’art. 8 à la production de documents sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, c. 1 (5e suppl.)); et Comité paritaire de l’industrie de la chemise c. Potash, 1994 CanLII 92 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 406 (application de l’art. 8 aux inspections sur les lieux de travail en application d’une loi provinciale)).
[98] Les décisions pénales rendues par notre Cour, comme R. c.Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, et particulièrement dans le contexte scolaire, comme l’arrêt Cole, peuvent aider à déterminer l’existence et l’étendue d’attentes raisonnables en matière de respect de la vie privée en contexte de travail. Les tribunaux devraient toutefois faire preuve de prudence lorsqu’ils transposent le cadre d’analyse de l’art. 8 du contexte du droit pénal à celui du monde du travail. Ce premier contexte ne saurait être facilement comparé à celui dans lequel un directeur exerce ses fonctions dans le cadre du rôle que lui confie la loi en matière de maintien de l’ordre dans son école. Les seuils applicables en droit criminel — et les considérations liées à l’urgence et aux objectifs d’application de la loi — ne devraient pas être le point de départ de l’analyse en contexte de travail. En effet, dans ce contexte, ce sont plutôt les réalités opérationnelles et les politiques et pratiques de l’employeur qui peuvent être utiles pour déterminer si l’attente en matière de respect de la vie privée de l’employé était raisonnable (Cole, par. 54).
[99] La jurisprudence en droit criminel ne devrait pas être transposée sans discernement aux affaires non criminelles. L’analyse fondée sur l’art. 8, étant contextuelle, doit être adaptée aux réalités du monde du travail. Par exemple, notre Cour a écarté la nécessité pour les autorités scolaires d’obtenir un mandat avant de procéder à la fouille d’élèves. Dans l’arrêt M. (M.R.), le juge Cory, qui s’exprimait au nom des juges majoritaires, a expliqué que cette exigence du droit criminel était irréalisable dans l’environnement scolaire parce que les administrateurs « doivent pouvoir répondre rapidement et efficacement aux problèmes qui surgissent dans leur école » (par. 45).
Lorsqu’il s’interroge sur le caractère abusif ou non de la fouille contestée au deuxième volet de l’analyse fondée sur l’art. 8, l’arbitre devrait tenir compte des relations de travail à la lumière des dispositions des conventions collectives.
[105] Je m’empresse d’ajouter que ce qui peut être considéré comme proportionné dans un contexte criminel, où la responsabilité pénale est en jeu, peut être perçu différemment dans un contexte de relations de travail où les conséquences, bien que graves, ne menacent pas la liberté. Lorsqu’il s’interroge sur le caractère abusif ou non de la fouille contestée au deuxième volet de l’analyse fondée sur l’art. 8, l’arbitre devrait tenir compte des relations de travail à la lumière des dispositions des conventions collectives.La jurisprudence arbitrale existante sur la « mise en balance des intérêts », y compris la prise en compte des droits de la direction aux termes des dispositions de la convention collective, peut s’avérer pertinente pour cette mise en balance. Il existe une abondante jurisprudence arbitrale sur la protection du droit au respect de la vie privée dans le contexte des conventions collectives dont les arbitres peuvent à juste titre tenir compte pour procéder à une analyse fondée sur l’art. 8 (voir, p. ex., Doman Forest Products Ltd. and I.W.A., Loc. 1‑357, Re (1990), 1990 CanLII 12718 (BC LA), 13 L.A.C. (4th) 275 (C.‑B.); Toronto Transit Commission and A.T.U., Loc. 113 (Belsito) (Re)(1999), 1999 CanLII 35815 (ON LA), 95 L.A.C. (4th) 402 (Ont.)).