La conduite des procès en matière d’infractions sexuelles commande une délicate mise en balance afin d’appuyer la fonction de recherche de la vérité de ces procédures : le processus suivi doit protéger les droits de la personne accusée à un procès équitable tout en respectant également la dignité de la personne plaignante et son droit à la vie privée, et ce, afin d’arriver à un résultat équitable pour toutes les parties concernées
[3] La conduite des procès en matière d’infractions sexuelles commande une délicate mise en balance afin d’appuyer la fonction de recherche de la vérité de ces procédures : le processus suivi doit protéger les droits de la personne accusée à un procès équitable tout en respectant également la dignité de la personne plaignante et son droit à la vie privée, et ce, afin d’arriver à un résultat équitable pour toutes les parties concernées. En conséquence, bien que le principe de la publicité des débats judiciaires et la protection de la dignité et de la vie privée des personnes plaignantes comportent des intérêts opposés, ils peuvent coexister harmonieusement. Un tribunal qui est ouvert, mais sait protéger la dignité et la vie privée des personnes plaignantes, accroît la confiance du public dans le processus judiciaire et l’administration de la justice, en plus d’encourager la dénonciation des agressions sexuelles.
La norme de contrôle des décisions fondées sur l’art. 276.
[19] L’article 278.97 du Code criminel dispose que la décision du juge du procès d’admettre ou de refuser d’admettre la preuve d’une autre activité sexuelle constitue une question de droit aux fins d’appel. Toutefois, cette disposition ne fait que délimiter la nature des questions qui peuvent être soulevées en appel; elle ne prescrit pas une norme de contrôle.
[20] Certaines cours ont affirmé que, en cas de contrôle en appel des décisions en matière d’admissibilité de la preuve rendues en application de l’art. 278.94, il y a lieu de faire montre de déférence envers une telle décision du juge du procès. Tant les juges majoritaires que le juge dissident dans la présente affaire ont souscrit à la conclusion de la juge d’appel Fisher dans R. c. Ravelo‑Corvo, 2022 BCCA 19, 79 C.R. (7th) 128, selon laquelle [traduction] « une telle décision découle de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui implique une analyse tributaire des faits guidée par les facteurs énumérés au par. 276(3), et elle a droit à une déférence considérable en appel » (par. 29). La Cour d’appel de l’Ontario a formulé une observation semblable dans l’arrêt R. c. I. (C.), 2023 ONCA 576, 168 O.R. (3d) 575, par. 102, s’exprimant alors au sujet des décisions concernant l’admission de dossiers d’une personne accusée se rapportant à une personne plaignante (décisions qui sont assujetties à la même norme de contrôle) :
[traduction] L’admissibilité de la preuve visée à l’art. 278.92 est réputée être une question de droit aux fins de détermination des droits d’appel. Malgré cette qualification, l’admissibilité d’une preuve présentée en application de l’art. 278.92 repose dans une large mesure sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Si ce dernier suit correctement les principes juridiques applicables, n’interprète pas mal des éléments de preuve importants, n’omet pas de tenir compte d’éléments de preuve pertinents et n’arrive pas à un résultat déraisonnable, notre cour fera montre de déférence envers sa décision. [Références omises.]
Voir aussi R. c. Graham, 2019 SKCA 63, [2019] 12 W.W.R. 207, par. 69; R. c. T. (M.), 2012 ONCA 511, 289 C.C.C. (3d) 115, par. 54.
[21] Personne ne remet en question le principe que la question de la pertinence est révisable suivant la norme de la décision correcte (R. c. Schneider, 2022 CSC 34, par. 39). Toutefois, lorsqu’il décide s’il y a lieu d’admettre la preuve d’une autre activité sexuelle, le juge du procès met en balance un certain nombre de considérations, tant celles énumérées au par. 276(3) que d’autres susceptibles de découler des circonstances particulières d’une affaire. L’admissibilité de la preuve d’une activité sexuelle antérieure est hautement tributaire des faits et du contexte, et le juge du procès est le mieux placé pour évaluer sa valeur probante par rapport à son effet préjudiciable (R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581, par. 31; S. N. Lederman, M. K. Fuerst et H. C. Stewart, Sopinka, Lederman & Bryant :The Law of Evidence in Canada (6e éd. 2022), ¶2.93). L’approche que la cour d’appel adopte en appel doit respecter cette réalité tout en donnant effet à la décision du Parlement d’édicter que les décisions rendues en vertu de l’art. 278.94 sont réputées être des questions de droit. Dans l’arrêt R. c. Clayton, 2021 BCCA 24, 399 C.C.C. (3d) 283, par. 50‑51, la juge MacKenzie a judicieusement formulé la manière dont une cour d’appel devrait aborder la décision du juge du procès sur l’admissibilité :
[traduction] Les parties sont en désaccord en ce qui concerne la norme de contrôle. L’appelant affirme qu’il s’agit de la norme de la décision correcte, étant donné que la question de savoir si le juge a fait erreur en adoptant un point de vue trop restrictif sur la pertinence dans le contexte du contre‑interrogatoire est une question de droit. La position de la Couronne est que l’appréciation par le juge de la valeur probante et des effets préjudiciables de la preuve, ainsi que sa gestion du contre‑interrogatoire, commandent la déférence en appel. À mon avis, les deux parties ont raison.
La question de savoir si le seuil de pertinence requis est respecté est une question de droit révisable suivant la norme de la décision correcte; admettre une preuve non pertinente constituerait une erreur de droit. Cependant, toute preuve pertinente n’est pas nécessairement admissible. La décision d’un juge d’exclure une preuve pertinente lorsque l’effet préjudiciable de celle‑ci l’emporte sur sa valeur probante (ou, dans le cas d’une preuve soumise par la défense, lorsque son effet préjudiciable l’emporte sensiblement sur sa valeur probante) implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Sauf si elle est fondée sur de mauvais principes juridiques, la conclusion du juge à cet égard a droit à la déférence. [Références omises.]
[22] Je suis d’accord. Les cours d’appel doivent s’assurer que le juge du procès a appliqué les bons principes juridiques, qu’il a pris en considération tous les éléments de preuve qui devaient l’être, qu’il n’a pas admis d’éléments de preuve non pertinents, et qu’il n’a pas autrement commis d’erreur de droit; aucune déférence n’est due à cet égard. Toutefois, lorsque le juge du procès décide que l’effet préjudiciable d’une preuve l’emporte sensiblement sur sa valeur probante, les cours d’appel devraient faire montre de déférence.
[23] Enfin, lorsqu’une cour d’appel contrôle la décision initiale rendue par le juge du procès en vertu de l’art. 276, elle doit examiner uniquement la preuve dont celui-ci disposait quand il a statué sur l’admissibilité (R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 63 et 101).
La preuve d’une autre activité sexuelle peut être admissible pour des questions liées à la crédibilité ou au contexte, mais le demandeur doit établir qu’il entend faire de cette preuve une utilisation précise que permet le régime instauré par l’art. 276.
Le demandeur a également l’obligation d’établir que l’effet préjudiciable de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.
[26] La preuve d’une autre activité sexuelle peut être présentée pour étayer un raisonnement permis : « Les termes “déduire du caractère sexuel de cette activité” à l’art. 276 sont une précision du législateur que les déductions qui sont interdites sont celles qui sont faites à partir du caractère sexuel de l’activité et non pas celles qui sont faites à partir d’autres caractéristiques éventuellement pertinentes de cette activité » (Darrach, par. 35 (je souligne)). Toutefois, comme je vais l’expliquer ci‑après, il incombe à la personne accusée d’indiquer en détail en quoi la preuve est nécessaire à l’égard du raisonnement permis, sans s’appuyer sur un raisonnement fondé sur les deux mythes. Le besoin de précision est particulièrement important lorsque les utilisations proposées visent la crédibilité et le contexte, deux questions qui sont non seulement présentes dans pratiquement toutes les affaires criminelles, mais se caractérisent également par de larges, et parfois vagues, éventails d’utilisation.
[27] La preuve d’une autre activité sexuelle peut être admissible pour des questions liées à la crédibilité ou au contexte, mais le demandeur doit établir qu’il entend faire de cette preuve une utilisation précise que permet le régime instauré par l’art. 276. L’arrêt Goldfinch prescrit qu’il « ne suffit pas de simplement affirmer que la preuve a un lien avec le contexte, le récit ou la crédibilité pour satisfaire aux exigences du par. 276(2) » (par. 51; voir aussi le par. 65), et la même mise en garde s’applique à l’égard de la valeur probante. Dans toute affaire, pour que la preuve en question soit potentiellement admissible, sa pertinence et sa valeur probante ne doivent pas simplement permettre de façon générale de miner la crédibilité de la personne plaignante ou d’ajouter du contexte utile aux circonstances de l’affaire; elle doit répondre à une question précise au procès qui ne pourrait être examinée ou résolue en son absence (Brown et Witkin, p. 379‑381). Le demandeur a également l’obligation d’établir que l’effet préjudiciable de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.
Le demandeur doit démontrer en détail non seulement que la crédibilité ou le contexte est en rapport avec un élément de la cause, mais qu’en l’absence de la preuve en cause sa position serait « indéfendable » ou « complètement improbable ».
[28] Le juge du procès doit se garder d’élargir de manière inappropriée les cas où la preuve d’une autre activité sexuelle devrait être admise, étant donné que, comme l’a fait observer la juge Karakatsanis dansGoldfinch, « [l]a crédibilité est un élément omniprésent dans la plupart des procès » (par. 56); la même chose est vraie en ce qui concerne l’importance du contexte. L’application d’une approche trop large à l’égard de la crédibilité et du contexte ouvrirait grand les portes à l’admissibilité, réduisant de ce fait à néant l’intention expresse formulée par le Parlement, ainsi que la jurisprudence de longue date de notre Cour au même effet, indiquant que la preuve d’une autre activité sexuelle ne sera admise que dans les cas où elle est suffisamment particulière et essentielle à l’intérêt de la justice. Compte tenu des seuils spécifiques établis par le Parlement et de leurs objectifs sous‑jacents, il en faut davantage pour établir que l’admission est justifiée. Le demandeur doit démontrer en détail non seulement que la crédibilité ou le contexte est en rapport avec un élément de la cause, mais qu’en l’absence de la preuve en cause sa position serait « indéfendable » ou « complètement improbable » (voir Goldfinch, par. 68).
Ces décisions servent d’exemples de cas où la preuve d’une autre activité sexuelle peut être pertinente à l’égard de la crédibilité lorsque la personne plaignante a fait des déclarations incompatibles au sujet de l’existence même d’une relation de nature sexuelle, ou lorsque la preuve influe sur la cohérence fondamentale du récit de la défense.
[29] L’appelant a invoqué trois affaires dans lesquelles la preuve d’une activité sexuelle antérieure a été admise afin de mettre en doute la crédibilité d’une personne plaignante ou de fournir un contexte nécessaire. Chacune de ces affaires illustre les directives données dans Goldfinch sur la façon appropriée d’utiliser une telle preuve pour étoffer le contexte ou mettre en doute la crédibilité.
[30] La première affaire invoquée par l’appelant est R. c. Crosby, 1995 CanLII 107 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 912, dans laquelle la plaignante avait dit aux policiers qu’elle s’était rendue chez l’accusé dans l’intention d’avoir du sexe avec lui; cependant, lors de l’enquête préliminaire, elle a témoigné qu’elle n’avait pas eu l’intention d’avoir du sexe avec l’accusé quand elle s’est rendue chez lui. Le juge du procès a exclu, en vertu de l’art. 276, la déclaration faite par la plaignante aux policiers. Lorsque la plaignante a déclaré à nouveau, pendant son contre‑interrogatoire, qu’elle n’avait pas eu l’intention d’avoir du sexe avec l’accusé quand elle s’est rendue chez lui, la décision antérieure du juge empêchait l’avocat de la défense de contester ce témoignage de la plaignante au motif qu’il était incompatible avec la déclaration qu’elle avait faite aux policiers.
[31] La juge L’Heureux‑Dubé, qui s’exprimait pour les juges majoritaires de notre Cour, a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en excluant la preuve, parce que les versions nettement contradictoires des faits données par l’accusé et par la plaignante dans leur témoignage faisaient de la crédibilité la question centrale au procès, et que les déclarations de cette dernière présentaient une incompatibilité importante. Lorsqu’on mettait en balance la valeur probante de la preuve par rapport à son effet préjudiciable, l’intérêt de la justice militait en faveur de l’admissibilité de la preuve.
[32] Les commentaires de la juge L’Heureux‑Dubé ont été cités deux ans plus tard dans l’arrêt R. c. Harris (1997), 1997 CanLII 6317 (ON CA), 118 C.C.C. (3d) 498 (C.A. Ont.). L’accusé et la plaignante s’étaient rencontrés dans un bar plusieurs jours avant l’agression reprochée. La plaignante a témoigné, en interrogatoire principal, que sa relation avec l’appelant était platonique, qu’ils ne s’étaient pas livrés à quelque activité sexuelle que ce soit et qu’elle lui avait dit qu’elle ne voulait pas avoir une relation de nature sexuelle avec lui. L’accusé a demandé à présenter la preuve d’une rencontre sexuelle consensuelle qu’ils auraient eue plusieurs jours avant l’agression sexuelle.
[33] Le juge Moldaver a conclu que preuve de l’activité sexuelle antérieure était nécessaire pour que l’appelant soit en mesure de présenter une défense pleine et entière, parce que cette preuve pourrait réfuter la prétention de la plaignante selon laquelle leur relation était strictement platonique. Le juge Moldaver a résumé de manière succincte les implications de l’exclusion de cette preuve :
[traduction] En refusant de permettre à l’appelant de présenter la preuve des événements de la nuit du mardi, le jury a été privé des outils nécessaires pour apprécier de manière complète et équitable la conduite des parties et la crédibilité de leur position respective. Non contesté, le témoignage de la plaignante concernant sa relation avec l’appelant était potentiellement dévastateur pour la position de celui‑ci. [par. 49]
[34] R. c. Temertzoglou (2002), 2002 CanLII 2852 (ON SC), 11 C.R. (6th) 179 (C.S.J. Ont.), est une autre décision dans laquelle la preuve d’une activité sexuelle antérieure a été admise pour les besoins du contexte et de la question de la crédibilité. Dans cette affaire, la plaignante avait fait des déclarations incompatibles relativement à la question de savoir si sa relation avec l’accusé était de nature sexuelle, et cette preuve était essentielle pour que la défense soit capable de présenter une défense pleine et entière en mettant en doute la crédibilité de la plaignante.
[35] Interprétées à la lumière du régime législatif actuel et de la jurisprudence depuis que ces affaires ont été tranchées, ces décisions servent d’exemples de cas où la preuve d’une autre activité sexuelle peut être pertinente à l’égard de la crédibilité lorsque la personne plaignante a fait des déclarations incompatibles au sujet de l’existence même d’une relation de nature sexuelle, ou lorsque la preuve influe sur la cohérence fondamentale du récit de la défense (Goldfinch, par. 63 et 65‑66). Dans chacune de ces affaires, l’admission de la preuve a été jugée nécessaire pour que l’accusé soit capable de présenter une défense pleine et entière.
La précision est nécessaire pour que les juges puissent appliquer le régime d’une manière qui protège les droits du plaignant et assure l’équité du procès.
[36] Il convient de répéter qu’il incombe au demandeur d’établir avec clarté et précision l’utilisation qui sera faite de la preuve de l’autre activité sexuelle qu’il cherche à présenter. Avant que le juge du procès ne puisse faire droit à une demande d’audience sur l’admissibilité, il doit être convaincu que la demande « énonce toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause » (Code criminel, par. 278.93(2)). Comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires en Cour d’appel, [traduction] « [l]a précision est nécessaire pour que les juges puissent appliquer le régime d’une manière qui protège les droits du plaignant et assure l’équité du procès » (par. 97, citant Goldfinch, par. 53). Il n’est pas nécessaire que le demandeur inclue une quantité telle de détails qu’il en résulterait une immixtion inutile dans la vie privée du témoin, mais la demande doit présenter un fondement factuel et probatoire suffisant pour que le juge du procès puisse examiner et soupeser adéquatement les facteurs énoncés à l’art. 276.
Le fait qu’une personne a dénoncé une agression sexuelle à la police ou que son identité fait l’objet d’une interdiction de publication ne saurait la priver du bénéfice de l’entière protection de l’art. 276.
[44] Deuxièmement, je rejetterais également l’analyse du juge dissident quant au préjudice qui pourrait être causé à la plaignante si la preuve de l’activité sexuelle antérieure était admise. Dans son examen des facteurs énoncés au par. 276(3), le juge dissident a estimé que les inquiétudes concernant la possibilité que la preuve de l’activité sexuelle antérieure porte atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante étaient [traduction] « atténuées par le fait qu’elle avait révélé l’activité en question aux policiers, et qu’il exist[ait] une interdiction de publication visant son identité » (par. 79). Ce raisonnement va à l’encontre des objectifs qui animent le régime de l’art. 276, dont celui consistant à encourager la dénonciation des agressions sexuelles « en éliminant le plus possible les éléments du procès susceptibles de troubler ou de gêner le plaignant » (Seaboyer, p. 605 (je souligne); voir aussi Darrach, par. 19 et 25; Code criminel, al. 276(3)b)). Comme l’ont avec raison souligné les juges majoritaires de la Cour d’appel aux par. 194‑195, le fait qu’une personne a dénoncé une agression sexuelle à la police ou que son identité fait l’objet d’une interdiction de publication ne saurait la priver du bénéfice de l’entière protection de l’art. 276. Conclure autrement aurait pour effet de réduire automatiquement dans pratiquement toutes les affaires d’agression sexuelle l’étendue de la protection accordée par le législateur à l’art. 276.
Le fait qu’une décision rendue préalablement au procès peut être réexaminée n’exempte d’aucune manière la défense de la responsabilité qui lui incombe non seulement de démontrer le bien‑fondé de sa demande la première fois, mais également, dans la majorité des affaires, de présenter une demande de réexamen et d’énoncer les fins permettant l’admission de la preuve eu égard au changement de circonstances.
[51] Mes collègues et moi convenons qu’il est possible que la pertinence et la valeur probante de la preuve de l’activité sexuelle antérieure ne se cristallisent pas avant que les témoins n’aient commencé à déposer et que la preuve — ou encore l’incompatibilité ou l’importance de celle‑ci — ne devienne apparente. Lorsque l’évolution de la déposition d’un témoin au procès entraîne un changement important dans les circonstances, le juge du procès peut, de son propre chef ou à la demande de l’une ou l’autre des parties, revoir à la lumière des nouveaux éléments de preuve ou renseignements une décision qu’il a rendue auparavant en vertu de l’art. 276(R.V., par. 72‑75; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 65).
[52] Le fait qu’une décision rendue préalablement au procès peut être réexaminée n’exempte d’aucune manière la défense de la responsabilité qui lui incombe non seulement de démontrer le bien‑fondé de sa demande la première fois, mais également, dans la majorité des affaires, de présenter une demande de réexamen et d’énoncer les fins permettant l’admission de la preuve eu égard au changement de circonstances. En règle générale, en l’absence de demande de réexamen présentée au procès, les cours d’appel devraient contrôler le bien‑fondé d’une décision rendue par le juge du procès préalablement à celui‑ci en vertu de l’art. 276 au regard du dossier sur la base duquel elle a été rendue. Toutefois, si la nature de la preuve présentée au procès [traduction] « commandait un réexamen », une cour d’appel peut conclure que le juge du procès était tenu de revoir de son propre chef sa décision fondée sur l’art. 276, même sans que les avocats ou les avocates lui demandent explicitement de le faire (R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 354 C.C.C. (3d) 71, par. 63‑64; Harris, par. 50‑51). Le pouvoir du juge du procès de revoir de son propre chef ses propres décisions fondées sur l’art. 276 est limité et doit être exercé d’une manière qui est compatible avec le régime établi par l’art. 276, en particulier le fait que la personne accusée doit préciser l’utilisation pour laquelle la preuve est proposée, et que la personne plaignante doit posséder l’intérêt pour agir.
Le régime législatif régissant les demandes fondées sur l’art. 276 met en balance, d’une part, le droit constitutionnel de la personne accusée à une défense pleine et entière et, d’autre part, le droit de la personne plaignante de ne pas voir des détails non pertinents et hautement confidentiels de son passé sexuel exposés devant le tribunal.
[59] À la suite de l’arrêt Seaboyer de notre Cour, le Parlement a adopté le projet de loi C‑49, la Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38, qui introduisait un train de réformes visant les dispositions et procédures prévues par le Code criminel en matière d’agressions sexuelles. Ces réformes comprenaient une interdiction de publication (prévue à l’époque par l’art. 276.3, et maintenant par l’art. 278.95). Aujourd’hui, le régime législatif régissant les demandes fondées sur l’art. 276 met en balance, d’une part, le droit constitutionnel de la personne accusée à une défense pleine et entière et, d’autre part, le droit de la personne plaignante de ne pas voir des détails non pertinents et hautement confidentiels de son passé sexuel exposés devant le tribunal (Seaboyer, p. 620‑621; Crosby, par. 11; Darrach, par. 19; Mills, par. 17 et 61). Aucun de ces intérêts n’est absolu ni prépondérant; le régime législatif requiert plutôt que le juge du procès soupèse ces intérêts, tout en gardant à l’esprit les objectifs concernant la protection de l’intégrité du procès, les droits dont bénéficie la personne accusée au procès, la sécurité et la vie privée des personnes plaignantes, et les droits à l’égalité (Seaboyer, p. 606; Darrach, par. 19; R. c. Kruk, 2024 CSC 7, par. 40).
Notre Cour reconnaît depuis longtemps l’importance du principe de publicité des débats en tant que moyen de donner effet à la liberté d’expression et aux droits à un procès équitable garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, et de favoriser la confiance du public envers l’administration de la justice et l’intégrité du processus judiciaire.
[69] Je signale d’entrée de jeu que le pouvoir discrétionnaire d’un tribunal de rendre des ordonnances limitant la publicité des débats judiciaires ne doit pas être exercé à la légère. Notre Cour reconnaît depuis longtemps l’importance du principe de publicité des débats en tant que moyen de donner effet à la liberté d’expression et aux droits à un procès équitable garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, et de favoriser la confiance du public envers l’administration de la justice et l’intégrité du processus judiciaire (Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835, p. 876‑877 et 882; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, par. 29; MacIntyre, p. 185; S.R.C. c. Nouveau‑Brunswick, par. 21‑22; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] 2 R.C.S. 75, par. 30 et 39). Cependant, bien que la publicité des débats soit la règle, il ne s’agit pas d’un principe absolu ou prépondérant. Ce principe est mis en balance avec d’autres intérêts dignes de protection, tels les objectifs législatifs qui sous‑tendent le régime de l’art. 276. L’exercice du pouvoir discrétionnaire de notre Cour doit donner effet à ces objectifs législatifs, malgré le fait qu’en l’espèce ils n’opèrent pas par l’entremise de l’art. 278.95. À cet égard, je fais mienne l’observation de la cour dans l’arrêt R. c. Davies, 2022 BCCA 103, 412 C.C.C. (3d) 375, selon laquelle bien que les dispositions législatives régissant la communication et l’utilisation des renseignements personnels et privés dans les affaires d’infractions sexuelles ne s’appliquent pas en appel, leur [traduction] « objectif substantiel, la protection de la vie privée et de la dignité des plaignants, n’est pas limité aux procès » (par. 18 (je souligne)). L’intérêt personnel de la personne plaignante au respect de sa vie privée et de sa dignité, et l’intérêt commun du public à cet égard, continuent d’exister en appel, même si les intérêts de la justice qui sont soupesés avec les intérêts en matière de vie privée et de dignité sont examinés à la lumière du rôle particulier de notre Cour en tant que cour d’appel de dernière instance.
[70] En outre, lorsqu’une cour d’appel envisage des restrictions à la publicité des débats en appel, elle devrait prendre en considération les ordonnances qui ont été rendues précédemment en lien avec le procès. En tant que tribunaux de seconde ou troisième instance, les cours d’appel agissent successivement et sont dans une position unique : non seulement elles sont en mesure de confirmer ou d’infirmer les décisions rendues antérieurement au sujet des restrictions à la publicité des débats, mais le fait que des restrictions aient ou non été imposées par un tribunal de juridiction inférieure, et si oui lesquelles, peut influer sur la décision de la cour d’appel d’ordonner, de lever ou de modifier de telles restrictions en appel. Cela peut être particulièrement pertinent dans les cas où le Parlement a imposé des restrictions impératives à l’étape du procès dans le but d’encourager la dénonciation des infractions sexuelles (voir Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1988 CanLII 52 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 122, par. 15).
[71] À mon avis, dans les circonstances de la présente affaire, la Couronne n’a pas établi que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et rendre toutes les ordonnances demandées. Mon analyse est guidée par le test formulé par le juge Kasirer au par. 38 de l’arrêtSherman (Succession), qui a confirmé le test énoncé dans les arrêts Dagenais et Mentuck :
Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :
(1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
(2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et
(3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
(Voir aussi, en général, Dagenais, p. 878; Mentuck, par. 32.)
[72] Comme le présent pourvoi porte sur une infraction sexuelle, j’ai appliqué le test de l’arrêt Sherman (Succession) en m’appuyant sur le contexte et les objectifs législatifs du régime de l’art. 276, ainsi que sur les deux facteurs analytiques énoncés à l’art. 278.95 — le droit de la personne plaignante à la vie privée et l’intérêt de la justice — que la Couronne a invoqués dans ses plaidoiries. Cette approche permet de faire en sorte en l’espèce que l’analyse mette utilement en balance le principe de la publicité des débats et l’intention du Parlement de protéger, pour les personnes accusées, l’équité et l’intégrité des procès pour infractions sexuelles, et pour les personnes plaignantes, le respect de leur vie privée et la sécurité de leur personne.
[73] Le seuil pour satisfaire à ce test demeure élevé. Comme l’a fait observer le juge Kasirer au par. 63 de l’arrêt Sherman (Succession) :
. . . pour maintenir l’intégrité du principe de la publicité des débats judiciaires, un intérêt public important à l’égard de la protection de la dignité devrait être considéré sérieusement menacé seulement dans des cas limités. Rien en l’espèce n’écarte le principe selon lequel le secret en matière de procédures judiciaires doit être exceptionnel. [Je souligne.]
(Voir aussi MacIntyre, p. 189; S.R.C. c. Nouveau‑Brunswick, par. 22.)