La Cour a récemment énoncé que le rejet du témoignage d’un accusé a priori vraisemblable pour la seule raison qu’il est contredit par la version d’un autre témoin constitue « un raisonnement circulaire prohibé qui a pour effet d’éluder la question fondamentale que le juge devait se poser face à des versions contradictoires, c’est‑à‑dire : la preuve offerte par l’appelant, appréciée au regard de l’ensemble de la preuve, soulève-t-elle un doute raisonnable? »

[12]      Les conclusions défavorables du juge sur la crédibilité de l’appelante découlent de la mise en opposition de sa version avec celle de Mélanie Grégoire[8]. Cette méthode a conduit le juge à considérer la version de l’appelante comme n’étant « pas très crédible » en dépit de ces preuves demeurées non contredites lors du procès :

[14]      L’erreur du juge a eu deux incidences importantes sur son raisonnement. Elle a eu un effet délétère sur la crédibilité de l’appelante, et les manœuvres alléguées contre son employeur et admises en partie par Jean Grégoire ont été ignorées par le juge au moment d’apprécier l’ensemble de la preuve.

[18]      Cette question est d’importance puisque la preuve implique au moins trois personnes (France Marquis, Jean Grégoire et l’appelante) susceptibles d’avoir fait des dépôts durant la période où certains d’entre eux ont disparu.

[19]      Si cette allégation de l’appelante avait été considérée par le juge, et à défaut d’être écartée, elle était de nature à jeter un doute raisonnable sur son implication dans les dépôts litigieux. Or, le jugement ne traite pas de cet élément de preuve.

[25]      L’appelante plaide que le juge s’est livré à un concours de crédibilité dont elle est ressortie perdante. La lecture du jugement lui donne raison.

[26]      Au premier stade de son analyse, le juge conclut que l’appelante « n’a pas fourni un témoignage crédible ». Cette appréciation repose en grande partie sur les déterminations suivantes :

[103]   Elle est contredite par ces témoins sur plusieurs actes administratifs pertinents à ce litige comme :

L’émission des chèques pour payer les fournisseurs

– l’accusée prétend que les chèques sont émis et imprimés dès que les comptes sont entrés ou que la personne qui entre les comptes s’occupe d’émettre le chèque, alors que monsieur Jean Grégoire, propriétaire de l’entreprise, explique le fonctionnement où, à une certaine période au cours du mois, il demande une liste des fournisseurs à payer et détermine sur cette liste, ceux qu’il paiera, en fonction des liquidités disponibles.

Sur les dépôts à la banque

– l’accusée prétend préparer les dépôts, mais ne pas les apporter à la banque. La preuve démontre, par les témoignages crédibles de madame France Marquis et de monsieur Jean Grégoire qu’ils peuvent, à l’occasion, apporter les dépôts à la banque, mais que cela fait partie des tâches régulières de l’accusée et que cette situation n’a pas changé pour la période d’avril à août 2016.

Au sujet de la conciliation bancaire

– l’accusée prétend que la conciliation bancaire peut se faire à plusieurs personnes alors que la preuve démontre, tant par madame Beaudoin que par monsieur Grégoire, que la personne en charge de la comptabilité doit s’assurer de clore le mois et de concilier le tout. De plus, monsieur Jean Grégoire a été assez affirmatifsur le fait qu’à aucun moment il ne se mêle de la conciliation bancaire, contrairement à ce que soutient l’accusée. Elle est la seule, par ailleurs, à avoir soutenu que monsieur Grégoire lui a demandé de faire une conciliation à la semaine après son retour de Floride en avril. Il apparaît douteux qu’on puisse procéder à une conciliation bancaire hebdomadairement, compte tenu que la banque n’émet qu’un état de compte mensuel et que les documents pertinents ne sont pas encore reçus.

Au sujet de la gestion

– En ce qui concerne l’affirmation que Mélanie Grégoire serait la personne qui gère après le 1er février 2016, ceci est contredit par monsieur Jean Grégoire et Mélanie Grégoire elle-même. Bien que la compagnie était impliquée à l’époque dans une transaction de vente à Mélanie Grégoire, monsieur Jean Grégoire est demeuré en poste durant l’année 2016. Il s’occupait de l’administration jusqu’à ce que la transaction soit définitivement close entre lui et sa fille, ce qui s’est fait au début 2017.

[…]

[107]   De plus, lorsque l’accusée traite de la destruction d’une facture relativement au Salon des exposants en décembre 2015, ce n’est pas très crédible, compte tenu du fait que madame Grégoire affirme que les places des exposants sont gratuites. Donc, comment pouvait-on lui demander de détruire des factures, s’il n’y avait pas de facture à émettre.[16]

[Caractères gras conformes à l’original; soulignements ajoutés]

[27]      Ces extraits illustrent la démarche suivie par le juge pour rejeter plusieurs aspects du témoignage de l’appelante au motif qu’il considère comme crédible la version des autres témoins[17]. En somme, l’appelante n’est pas crue parce que les événements se sont plutôt déroulés comme l’affirment d’autres témoins.

[28]      En procédant de cette façon, le juge ne faisait que se livrer à un « concours de crédibilité »[18] et abaissait ainsi le fardeau de conviction à celui de la prépondérance de la preuve[19]. Le risque associé à cette méthode s’est d’ailleurs matérialisé lors de l’analyse de la preuve portant sur la question du salon des exposants.

[29]      La Cour a récemment énoncé que le rejet du témoignage d’un accusé a priorivraisemblable pour la seule raison qu’il est contredit par la version d’un autre témoin constitue « un raisonnement circulaire prohibé qui a pour effet d’éluder la question fondamentale que le juge devait se poser face à des versions contradictoires, c’est‑à‑dire : la preuve offerte par l’appelant, appréciée au regard de l’ensemble de la preuve, soulève-t-elle un doute raisonnable? »[20].

[30]      Bien évidemment, le juge n’avait pas à s’adonner à une application mécanique de chaque étape de l’arrêt W. (D.) ni même à référer à cet arrêt ou encore suivre sa chronologie. Toutefois, la méthode retenue devait tendre à démontrer que le juge n’avait pas opposé deux versions pour retenir la plus plausible[21] et que la justesse du verdict ne reposait pas sur un choix entre la preuve de la défense et celle de la poursuivante[22].

[31]      Il est cependant exact de dire, comme le plaide la poursuivante, qu’en principe la version de l’appelante pouvait être rejetée au regard de l’ensemble la preuve. Toutefois, la crédibilité de l’appelante devait être tranchée sur la base d’une preuve pertinente. Le cas échéant, le rejet de sa version ne dispensait pas le juge d’apprécier la crédibilité des témoins de la poursuivante au regard de la thèse avancée en défense dont certains aspects importants, il convient de le réitérer, demeuraient non contredits[23].

[32]      Le pouvoir d’intervention d’une cour d’appel pour une erreur judiciaire découlant d’une mauvaise appréciation de la preuve a été résumé encore tout récemment par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Smith[24] :

Afin de déterminer si une interprétation erronée de la preuve a entraîné une erreur judiciaire, le tribunal d’appel doit apprécier la nature et l’étendue de l’erreur, ainsi que son importance pour le verdict (R. c. Morrissey (1995), 1995 CanLII 3498 (ON CA), 97 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), p. 221). Il s’agit d’une norme stricte, à laquelle il est satisfait uniquement dans les cas où l’interprétation erronée a pu influer sur l’issue de l’affaire (R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, [2004] 3 R.C.S. 732, par. 7). Bien qu’il puisse arriver que des incohérences dans un témoignage soient pertinentes dans l’appréciation de la crédibilité et la fiabilité d’un témoin, seulement certaines incohérences présentent une importance telle que l’omission de les considérer satisfera à cette norme.[25]

[33]      Comme indiqué au départ, la crédibilité des témoins, notamment celle de l’appelante, constituait un enjeu important lors du procès. Bien qu’on ne puisse pas mesurer précisément son ampleur dans le raisonnement du juge, il n’en demeure pas moins que l’interprétation erronée et incomplète de la preuve a participé au rejet de la version de l’appelante alors que certaines de ses allégations non contredites sont demeurées non résolues.

[34]      Dans ces circonstances, il faut convenir avec l’appelante que les erreurs en cause ont eu une incidence capitale sur le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité puisque le juge a écarté son témoignage à la suite d’erreurs d’appréciation et qu’il n’a pas tenu compte de toute sa version ni considéré son impact sur l’ensemble de la preuve[26]. Cela suffit pour entraîner l’annulation du verdict.

[37]      Il n’appartient pas à la Cour de décider de la valeur probante de cette preuve et de son incidence sur l’évaluation de la crédibilité de l’appelante. Cela dit, on ne peut exclure la possibilité, au regard de l’ensemble de la preuve, qu’un juge agissant de manière judiciaire puisse conclure hors de tout doute raisonnable à la culpabilité de l’appelante :

[25]      A misapprehension of evidence that is material to the conviction will result in an acquittal if the evidence apart from the misapprehension is not reasonably capable of supporting a conviction. If a trial judge’s reasons for conviction are fatally flawed as a result of a material misapprehension of evidence but the evidence otherwise might support a conviction the remedy is a new trial rather than an acquittal.[32]