La règle cardinale veut que ce qui importe soit le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités, et non de savoir si le juge a employé une formule particulière.
Le juge du procès doit disposer d’une certaine marge de manœuvre dans la formulation des directives au jury puisque son rôle l’oblige à « clarifier et [à] simplifier » le droit et la preuve pour le jury. Le juge du procès a l’obligation de « clarifier et de simplifier », et « il n’est pas nécessaire de répéter la preuve lorsqu’il suffit de l’exposer une seule fois » (Jacquard, par. 13‑14).
L’exposé au jury peut donc s’en tenir à ce qui est « effectivement et véritablement en litige dans le procès » (par. 10).
[20] Les erreurs alléguées en l’espèce ont trait à l’exposé de la juge du procès au jury. Comme je l’ai affirmé précédemment, notre Cour a établi il y a longtemps que l’accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées — et non nécessairement parfaites (R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 31; R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314, par. 2 et 32).
[21] Le juge du procès n’est pas tenu à la perfection dans la formulation de ses directives (Daley, par. 31). La cour d’appel doit plutôt adopter une approche fonctionnelle lorsqu’elle examine un exposé au jury, en considérant les erreurs reprochées dans le contexte de la preuve, de tout l’exposé et du procès dans son ensemble (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 8; R. c. Pickton, 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198, par. 10; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32). C’est le fond de l’exposé — et non l’utilisation d’une formule consacrée ou l’écart par rapport à celle‑ci — qui est déterminant (R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 54; R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273, par. 69). Comme l’a enseigné le juge Bastarache dans l’arrêt Daley, au par. 30 :
. . . le tribunal d’appel ne doit pas oublier ce qui suit. La règle cardinale veut que ce qui importe soit le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités, et non de savoir si le juge a employé une formule particulière. Le choix des mots et l’ordre des différents éléments relèvent du pouvoir discrétionnaire du juge et dépendront des circonstances. [Je souligne.]
[22] De fait, le juge du procès doit disposer d’une certaine marge de manœuvre dans la formulation des directives au jury puisque son rôle l’oblige à « clarifier et [à] simplifier » le droit et la preuve pour le jury (Jacquard, par. 13; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 50; voir aussi R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581, par. 39).
…
[49] Quoi qu’il en soit, l’exposé de la juge du procès faisait suffisamment mention de la preuve relative à la prétendue situation de M. Goforth. Comme je l’ai déjà mentionné, le juge du procès a l’obligation de « clarifier et de simplifier », et « il n’est pas nécessaire de répéter la preuve lorsqu’il suffit de l’exposer une seule fois » (Jacquard, par. 13‑14).
…
[58] Mon collègue a tort d’affirmer que j’applique essentiellement la disposition réparatrice. Il faut se rappeler que « pour déterminer si les directives au jury étaient suffisantes, il faut tenir compte de l’ensemble de la preuve et du procès » (Pickton, par. 10). L’exposé au jury peut donc s’en tenir à ce qui est « effectivement et véritablement en litige dans le procès » (par. 10). L’exposé en l’espèce était adéquat car, à la lumière de l’ensemble de la preuve et du procès, il n’y avait pas de débat sur la question de savoir si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué — ce n’était pas un « concept difficile » à comprendre ou à appliquer dans les circonstances. En outre, je rappelle ce que le juge en chef Dickson a souligné dans l’arrêt R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670, p. 693‑694 :
L’article 215 crée une infraction de négligence pénale. Il « a en effet pour but l’établissement d’un niveau minimal uniforme de soins à fournir pour les personnes auxquelles il s’applique.
Cela ne peut se réaliser que si ceux auxquels incombe l’obligation sont tenus de respecter dans leur conduite une norme de la société plutôt qu’une norme personnelle ».
[27] L’article 215 crée une infraction de négligence pénale. Il « a en effet pour but l’établissement d’un niveau minimal uniforme de soins à fournir pour les personnes auxquelles il s’applique. Or, cela ne peut se réaliser que si ceux auxquels incombe l’obligation sont tenus de respecter dans leur conduite une norme de la société plutôt qu’une norme personnelle » (R. c. Naglik, 1993 CanLII 64 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 122, p. 141-142 (soulignement omis)). La responsabilité repose sur ce dont une personne raisonnable dans une situation semblable à celle de l’accusé aurait eu connaissance ou prévu, de sorte que la « faute consiste dans l’absence de l’état mental de diligence requis » (R. c. Beatty, 2008 CSC 5, [2008] 1 R.C.S. 49, par. 8). La disposition sanctionne le comportement qui constitue un écart marqué par rapport à une norme objective de diligence raisonnable. Plus précisément, la mens rea requise dans le cas de l’art. 215 est établie lorsque la Couronne prouve que la conduite de l’accusé constitue « un écart marqué par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans des circonstances où il était objectivement prévisible que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence risquerait de mettre en danger la vie de l’enfant ou d’exposer sa santé à un péril permanent » (Naglik, p. 143; voir aussi R. c. J.F., 2008 CSC 60, [2008] 3 R.C.S. 215, par. 8).
[28] Dans l’arrêt R. c. Roy, 2012 CSC 26, [2012] 2 R.C.S. 60, par. 36, le juge Cromwell a fourni un cadre d’analyse utile afin de déterminer si la mens rea objective a été établie :
Il est utile d’aborder le sujet en posant deux questions. La première est de savoir si, compte tenu de tous les éléments de preuve pertinents, une personne raisonnable aurait prévu le risque et pris les mesures pour l’éviter si possible. Le cas échéant, la deuxième question est de savoir si l’omission de l’accusé de prévoir le risque et de prendre les mesures pour l’éviter si possible constitue un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé. [En italique dans l’original.]
[29] En l’espèce, la Couronne devait prouver, hors de tout doute raisonnable, que M. Goforth avait la mens rea requise pour l’infraction sous‑jacente prévue à l’art. 215 ainsi que la mens rea requise pour les infractions d’homicide involontaire coupable et d’infliction illégale de lésions corporelles.
[30] Pour satisfaire à l’exigence de la mens rea dans le cas de l’art. 215, la Couronne devait prouver : a) qu’il était objectivement prévisible, pour une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé, que l’omission de fournir de la nourriture, des liquides ou des soins médicaux risquerait de mettre en danger la vie de l’enfant ou d’exposer sa santé à un péril permanent; et b) que le comportement de l’accusé s’écartait de façon marquée de celui auquel on se serait attendu d’un parent, d’un parent d’accueil, d’un gardien ou d’un chef de famille raisonnablement prudent dans les circonstances.
[31] Afin de satisfaire à l’exigence de la mens rea pour l’homicide involontaire coupable ou l’infliction illégale de lésions corporelles, la Couronne devait prouver — en plus d’établir la mens rea dans le cas de l’art. 215 — qu’il était objectivement prévisible, pour une personne raisonnable dans la même situation que l’accusé, que l’omission de fournir aux enfants les choses nécessaires à leur existence risquerait de causer des lésions corporelles qui ne sont ni sans importance ni de nature passagère (Creighton, p. 44‑45). Il s’agit d’une norme de prévisibilité moins exigeante que celle à laquelle il faut répondre dans le cas de l’art. 215, car la prévisibilité de la mort ou d’un péril permanent à la santé n’est pas nécessaire. En conséquence, lorsque l’infraction prévue à l’art. 215 est l’infraction sous‑jacente à l’homicide involontaire coupable ou à l’infliction illégale de lésions corporelles, si la Couronne prouve la mens rea requise dans le cas de l’art. 215, alors, par déduction nécessaire, il sera satisfait à l’exigence supplémentaire de la mens reapour l’homicide involontaire coupable ou l’infliction illégale de lésions corporelles.
La juxtaposition imprécise de différentes exigences de mens rea devrait être évitée. Cela risque de confondre le jury, et cela pourrait nécessiter la tenue d’un nouveau procès dans des circonstances différentes.
[35] Au final, considérées dans leur ensemble, les directives de la juge du procès ont transmis de manière fonctionnelle les principes juridiques applicables. L’exposé au jury n’était pas parfait. La juge du procès n’a pas fait de distinction nette entre la norme de prévisibilité requise pour l’art. 215 et celle requise pour l’homicide involontaire coupable ou l’infliction illégale de lésions corporelles. Elle a couramment juxtaposé les deux exigences différentes de prévisibilité sans indiquer clairement au jury de quelle manière les normes de prévisibilité respectives correspondaient aux infractions respectives.
[36] La juxtaposition imprécise de différentes exigences de mens rea devrait être évitée. Cela risque de confondre le jury, et cela pourrait nécessiter la tenue d’un nouveau procès dans des circonstances différentes. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, il n’existe aucune possibilité raisonnable que le jury ait été confus à propos de la mens rearequise dans le cas de l’art. 215 ou qu’il eut été induit en erreur quant à ce que la Couronne devait prouver pour qu’il puisse déclarer M. Goforth coupable d’homicide involontaire coupable ou d’infliction illégale de lésions corporelles. Avec égards, la Cour d’appel a eu tort de conclure le contraire, et ce, pour trois raisons.
[37] Tout d’abord, malgré la fréquence à laquelle la directive plus confuse a été répétée, l’explication la plus claire de l’exigence de la mens rea a été donnée quand la juge du procès a invité le jury à examiner deux questions simples pour déterminer si l’exigence de la mens rea avait été respectée. Ces questions ont indiqué aux jurés exactement ce qu’ils devaient se demander dans les circonstances de la présente affaire. Il n’y a tout simplement aucune possibilité raisonnable qu’un juré ait fait abstraction de ces questions simples et aurait plutôt choisi d’appliquer la norme de prévisibilité moins exigeante.
[38] Ensuite, le fait que la directive contestée était couramment introduite par les mots « de plus » (« further ») appuie également l’argument selon lequel le jury aurait tout simplement conclu que les deux normes de prévisibilité devaient être respectées.
Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission de l’avocat de la défense de formuler une objection au procès et le fait que les avocats en appel n’ont pas cerné la question au départ invalide l’argument selon lequel le jury a peut‑être été induit en erreur ou confus quant à la norme appropriée.
[39] Enfin, je constate que l’avocat de la défense ne s’est pas opposé à l’exposé lors du procès et que les avocats ayant comparu devant la Cour d’appel ne se sont pas préoccupés au départ de la juxtaposition des deux normes de prévisibilité (motifs de la C.A., par. 93‑94). Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission de l’avocat de la défense de formuler une objection au procès et le fait que les avocats en appel n’ont pas cerné la question au départ invalide l’argument selon lequel le jury a peut‑être été induit en erreur ou confus quant à la norme appropriée. En effet, contrairement à l’avis exprimé par mon collègue (au par. 65), cela donne une solide raison de conclure que le jury n’aurait pas été induit en erreur ou confus. Comme l’a expliqué le juge Bastarache dans l’arrêt Daley, au par. 58 :
. . . on attend des avocats qu’ils assistent le juge du procès, en relevant les aspects des directives au jury qu’ils estiment problématiques. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission d’un avocat de formuler une objection est prise en compte en appel. L’absence de plainte contre l’aspect de l’exposé invoqué plus tard comme moyen d’appel peut être significative quant à la gravité de l’irrégularité reprochée. Voir Jacquard, par. 38 : « À mon avis, l’omission de l’avocat de la défense de s’opposer à l’exposé est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée. »
(Voir aussi Calnen, par. 38‑39; Thériault c. La Reine, 1981 CanLII 180 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 336, p. 343‑344.)
[40] En somme, lorsque j’interprète l’exposé au jury de manière fonctionnelle et dans son ensemble, je n’ai aucun mal à conclure que le jury a reçu des directives appropriées sur le droit et a pu tirer les conclusions de droit qui s’imposaient.
…
[52] Là encore, le fait que l’avocat de la défense ne se soit pas opposé à l’exposé au jury est important. Cela contredit l’argument selon lequel la juge du procès a erré en ne répétant pas certains éléments de preuve dans un exposé déjà long. Comme l’a affirmé le juge Binnie dans l’arrêt R. c. Royz, 2009 CSC 13, [2009] 1 R.C.S. 423, par. 3 : « [L’]omission [de formuler une objection à l’égard de l’exposé au jury] n’est pas fatale, mais elle peut être significative. En effet, l’avocat de la défense a pu estimer que si des éléments de preuve supplémentaires étaient examinés à sa demande, le juge pourrait revenir sur d’autres parties de la preuve à la demande de la poursuite, sur le même point, ce qui pourrait en fin de compte se révéler plus préjudiciable que bénéfique pour son client. »
…
[57] Là encore, le fait que M. Goforth ne se soit pas opposé à l’exposé au jury et n’ait pas demandé une directive sur le sens de l’expression « écart marqué » est éloquent. Ce n’était tout simplement pas dans son intérêt de le faire, et cela ne s’accordait pas avec sa défense au procès — à savoir que ni lui ni son épouse n’ont jamais refusé de la nourriture ou des liquides aux enfants et que ces dernières n’avaient pas besoin de soins médicaux avant qu’ils n’amènent l’aînée à l’hôpital.
Quoique l’obligation légale incombant à l’accusé ne soit pas particularisée par ses caractéristiques personnelles autres que l’incapacité, elle se particularise dans les faits par la nature de l’activité et les circonstances entourant l’omission de l’accusé de faire preuve de la diligence requise ».
[41] Il est clairement établi en droit que les caractéristiques personnelles de l’accusé autres que l’incapacité sont dénuées de pertinence lorsqu’il s’agit d’évaluer la mens rea objective (Creighton, p. 61). Dans l’arrêt Creighton, les juges majoritaires de notre Cour ont rejeté l’opinion selon laquelle il est possible de prendre en considération les « circonstances qui peuvent, dans un cas d’espèce, servir d’excuse » (p. 63) comme le niveau d’éducation, l’expérience et d’autres caractéristiques « habituel[les] » de l’accusé (p. 61). La prise en compte des caractéristiques personnelles autres que l’incapacité incorpore de la subjectivité dans le critère objectif, ce qui nuit au but recherché, soit d’avoir une norme juridique minimale de diligence, unique et uniforme (p. 61 et 70). Cela ne veut pas dire que la personne raisonnable se trouve dans un vide factuel. « Quoique l’obligation légale incombant à l’accusé ne soit pas particularisée par ses caractéristiques personnelles autres que l’incapacité, elle se particularise dans les faits par la nature de l’activité et les circonstances entourant l’omission de l’accusé de faire preuve de la diligence requise » (p. 71; voir aussi R. c. Javanmardi, 2019 CSC 54, [2019] 4 R.C.S. 3, par. 36‑38). La personne raisonnable est donc placée dans la situation pertinente de l’accusé. Cette situation [traduction] « ne personnalise pas la norme objective; elle la situe dans son contexte » (D. M. Paciocco, « Subjective and Objective Standards of Fault for Offences and Defences » (1995), 59 Sask. L. Rev. 271, p. 285).
[42] La question qui se pose en l’espèce est de savoir si le statut allégué de M. Goforth en tant que pourvoyeur de soins secondaire est une circonstance pertinente ou bien s’il s’agit d’une caractéristique personnelle, laquelle est non pertinente. La Couronne soutient que le rôle joué par M. Goforth au foyer, sa croyance que son épouse maîtrisait parfaitement la situation et son horaire de travail n’étaient pas pertinents pour évaluer la mens rea objective dans le cas de l’art. 215. Monsieur Goforth soutient pour sa part que la juge du procès n’a pas donné de directives adéquates au jury sur sa situation en tant que parent moins impliqué. Ceci a privé le jury d’information cruciale quant à savoir s’il pouvait prévoir le risque qu’un préjudice soit infligé aux filles.
L’existence ou la nature d’une relation conjugale peut être considérée comme une circonstance pertinente — la situation d’un parent célibataire peut différer nettement de celle d’un parent dans un foyer à deux parents. De même, l’horaire de travail et l’absence physique d’un parent peut constituer une circonstance pertinente selon le cas.
[43] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont souligné des éléments de preuve liés à cinq circonstances qui, selon eux, étaient [traduction] « cruciales quant à la question de savoir si M. [Goforth] avait la culpabilité morale nécessaire » : a) son manque allégué de participation à la fourniture des choses nécessaires aux filles; b) l’allégation selon laquelle il comptait sur Mme Goforth pour nourrir, vêtir les filles et voir à leurs besoins; c) le fait que régulièrement les filles tombaient malades et se rétablissaient sous les soins de Mme Goforth; d) ses interactions prétendument limitées avec les filles, y compris le fait qu’il ne les a jamais vues déshabillées; et e) son témoignage selon lequel les filles étaient difficiles sur le plan alimentaire, mais il les a observées manger et boire, et on ne leur a jamais refusé de la nourriture ou des liquides (par. 199).
[44] Contrairement aux juges majoritaires, le juge Caldwell, dissident, a statué que [traduction] « la nature ou les caractéristiques de la relation entre M. [Goforth] et son épouse étaient des “circonstances qui peuvent, dans un cas d’espèce, servir d’excuse” » et que, par conséquent, « la relation conjugale de M. [Goforth] lui est personnelle et [. . .] n’a rien à voir avec une analyse objective de la mens rea » (par. 108‑109).
[45] Avec égards, ni les juges majoritaires ni le juge dissident de la Cour d’appel n’ont qualifié correctement les circonstances pertinentes de l’espèce. D’une part, le juge dissident a décrit de façon trop restrictive ces circonstances. L’existence ou la nature d’une relation conjugale peut être considérée comme une circonstance pertinente — la situation d’un parent célibataire peut différer nettement de celle d’un parent dans un foyer à deux parents. De même, l’horaire de travail et l’absence physique d’un parent peut constituer une circonstance pertinente selon le cas.
[46] D’autre part, les juges majoritaires ont conceptualisé de manière trop large les circonstances. Contrairement à la conclusion des juges majoritaires, le [traduction] « prétendu manque de participation [de M. Goforth] à la fourniture des choses nécessaires aux filles » n’est pas une circonstance où il fallait placer la personne raisonnable (motifs de la C.A., par. 199). En effet, puisque M. Goforth était physiquement en présence des enfants chaque jour, son prétendu manque de participation à la fourniture des choses leur étant nécessaires ne saurait être qualifié de circonstance. Il s’agit plutôt d’un élément essentiel de l’actus reus. Monsieur Goforth avait l’obligation de fournir aux enfants les choses nécessaires à leur existence. Sa négligence totale envers les filles n’est pas une circonstance susceptible de fonder son omission de prévoir le risque de préjudice.
[47] Je reconnais que les quatre autres prétendues circonstances (énumérées aux points b) à e) du par. 43 ci‑dessus) pourraient s’avérer pertinentes sur le plan juridique. Toutefois, contrairement à la conclusion des juges majoritaires de la Cour d’appel, aucune de ces circonstances n’était « cruciale » pour l’évaluation de la « culpabilité morale » de M. Goforth par le jury. En effet, aucune de ces circonstances n’avait d’importance pour l’examen que le jury a fait de la question de savoir si M. Goforth avait la prévisibilité requise pour engager sa responsabilité criminelle sous le régime de l’art. 215. À la lumière de la preuve concernant l’état déplorable et déchirant des enfants, aucune de ces prétendues circonstances n’aurait pu empêcher M. Goforth de prévoir le risque qu’un préjudice leur soit causé. D’après son propre témoignage, M. Goforth soupait avec tous les enfants — les propres enfants du couple Goforth et les enfants confiées à leurs soins en famille d’accueil — presque chaque soir. Il a témoigné que les filles tombaient malades environ deux fois par mois, mais qu’il n’a jamais cru que lui ou Mme Goforth devaient appeler le médecin ou la ligne info‑santé gratuite. Il était bien placé pour observer leur état, mais il n’a rien fait. Selon la preuve médicale non contredite présentée au procès, les deux filles ont souffert de malnutrition durant une longue période.
[48] Par conséquent, une bonne partie de la preuve liée à la situation dans laquelle se serait trouvé M. Goforth — y compris son allégation qu’il comptait sur son épouse, ses interactions prétendument limitées avec les filles ainsi que l’allégation suivant laquelle les filles étaient difficiles sur le plan alimentaire et étaient souvent malades — était dénuée de pertinence compte tenu de la preuve d’émaciation et de négligence. Tout parent raisonnable se trouvant dans la situation de M. Goforth aurait prévu le danger et aurait agi.
Nous devrions conserver notre foi dans les jurys qui, comme l’a affirmé sir William Holdsworth, [traduction] « depuis des centaines d’années n’ont cessé d’appliquer les règles de droit en fonction du bon sens contemporain ».
[55] Je n’accepte pas cet argument. Dans les circonstances de l’espèce, la tenue d’un nouveau procès ne se justifie pas pour le seul motif que la juge du procès n’a pas expliqué ce que veut dire l’expression « écart marqué ». Le présent dossier se distingue aisément de l’affaire Stephan, où notre Cour a convenu avec le juge O’Ferrall que le juge du procès avait fait erreur en ne décrivant pas ce que l’on entend par ce concept. Dans Stephan, l’écart marqué reproché avait trait à la conduite de parents qui avaient utilisé des remèdes naturopathiques et des remèdes maison pour soigner la présumée méningite de leur enfant. Dans cette affaire, le juge du procès devait expliquer de manière plus approfondie ce qu’était un écart marqué, car il était difficile de déterminer si le comportement des parents dans les circonstances constituait un écart marqué — le recul diffère de la prévisibilité. En outre, on craignait également dans Stephan que le jury ait pensé qu’un parent raisonnable devrait réagir davantage comme un professionnel de la santé en raison de l’abondante preuve médicale d’expert.
[56] Le cas de M. Goforth ne suscite aucune inquiétude de ce genre. L’écart marqué reproché en l’espèce consiste à savoir si une personne raisonnable aurait prévu que l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants — dont l’une a fini par mourir des suites de lésions cérébrales qui se sont manifestées après un arrêt cardiaque causé par la malnutrition et la déshydratation — risquerait de mettre en danger la vie ou d’exposer la santé à un péril permanent. Dans ce contexte, le jury a pu aisément déterminer si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué par rapport à la norme de diligence que respecterait une personne raisonnablement prudente dans les circonstances.
[57] Là encore, le fait que M. Goforth ne se soit pas opposé à l’exposé au jury et n’ait pas demandé une directive sur le sens de l’expression « écart marqué » est éloquent. Ce n’était tout simplement pas dans son intérêt de le faire, et cela ne s’accordait pas avec sa défense au procès — à savoir que ni lui ni son épouse n’ont jamais refusé de la nourriture ou des liquides aux enfants et que ces dernières n’avaient pas besoin de soins médicaux avant qu’ils n’amènent l’aînée à l’hôpital.
[58] Mon collègue a tort d’affirmer que j’applique essentiellement la disposition réparatrice. Il faut se rappeler que « pour déterminer si les directives au jury étaient suffisantes, il faut tenir compte de l’ensemble de la preuve et du procès » (Pickton, par. 10). L’exposé au jury peut donc s’en tenir à ce qui est « effectivement et véritablement en litige dans le procès » (par. 10). L’exposé en l’espèce était adéquat car, à la lumière de l’ensemble de la preuve et du procès, il n’y avait pas de débat sur la question de savoir si l’omission de donner de la nourriture ou des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué — ce n’était pas un « concept difficile » à comprendre ou à appliquer dans les circonstances. En outre, je rappelle ce que le juge en chef Dickson a souligné dans l’arrêt R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670, p. 693‑694 :
Nous devrions conserver notre foi dans les jurys qui, comme l’a affirmé sir William Holdsworth, [traduction] « depuis des centaines d’années n’ont cessé d’appliquer les règles de droit en fonction du bon sens contemporain » (Holdsworth, A History of English Law (7th ed. 1956), vol. I, à la p. 349).
Les jurés ne laissent pas leur bon sens à la porte de la salle des délibérations. Étant donné l’ensemble de la preuve et des circonstances du procès, je suis convaincue que le jury en l’espèce était bien outillé pour faire preuve de bon sens lorsqu’est venu le temps d’évaluer si l’omission de donner de la nourriture et des liquides à de jeunes enfants constituait un écart marqué par rapport au comportement d’une personne raisonnablement prudente.