La disposition réparatrice impose un lourd fardeau à la Couronne. L’accusé a « droit à ce que le verdict soit prononcé par un jury ayant reçu des directives appropriées, et les cours d’appel doivent faire preuve de prudence afin de ne pas empiéter sur ce droit fondamental ».
[33] Enfin, il faut distinguer le rôle de la cour d’appel lors du contrôle de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit de la question de l’application de la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. L’approche décrite dans les présents motifs sert à déterminer si une erreur de droit a été commise dans des directives données au jury par un juge. En revanche, l’application de la disposition réparatrice ne doit être envisagée que dans les cas où une erreur de droit a au préalable été identifiée; il s’agit alors de déterminer si l’erreur peut être « réparée » de manière qu’il n’est pas justifié pour la cour d’appel d’annuler le verdict et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Bien que certaines considérations puissent permettre de déterminer à la fois si une erreur a été commise et si elle peut être « réparée », les deux analyses doivent demeurer distinctes sur le plan conceptuel. L’accusé doit démontrer l’existence d’une erreur de droit. Une fois qu’il s’est acquitté de ce fardeau, la Couronne, si elle invoque la disposition réparatrice, a le fardeau d’établir l’une ou l’autre des conditions d’application de cette disposition : (1) l’erreur de droit était « inoffensive », (2) malgré la présence d’une erreur de droit potentiellement préjudiciable, la preuve contre l’accusé est « accablante » (R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 25). La disposition réparatrice impose un lourd fardeau à la Couronne. L’accusé a « droit à ce que le verdict soit prononcé par un jury ayant reçu des directives appropriées, et les cours d’appel doivent faire preuve de prudence afin de ne pas empiéter sur ce droit fondamental » (par. 23).
Les principes qui sous‑tendent l’approche fonctionnelle.
[35] Je me permets ici de réitérer les principes qui sous‑tendent cette approche fonctionnelle. L’accusé a le droit d’être jugé par un jury qui a reçu des directives appropriées, et non des directives parfaites (Jacquard, par. 2 et 62; Daley, par. 31; Araya, par. 39; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 9). L’exposé au jury doit être considéré dans son ensemble (Cooper, p. 163; Daley, par. 31 et 53; Calnen, par. 8). C’est la teneur de l’exposé qui importe, et non la question de savoir s’il respecte une formule préétablie ou une séquence donnée (Daley, par. 30 et 53; Calnen, par. 8). Il faut examiner l’exposé non pas isolément, mais plutôt dans le contexte du procès dans son ensemble (Daley, par. 58; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32). La question essentielle consiste à déterminer si le jury comprenait le droit qu’il devait appliquer à la preuve ou s’il était « convenablement outillé » à cet égard pour trancher l’affaire (Calnen, par. 9; Jacquard, par. 14). Chacun de ces principes illustre un aspect de l’approche fonctionnelle. La façon dont les cours d’appel y ont donné effet a occasionnellement manqué d’uniformité.
Il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois a) exactes et b) suffisantes. Cela requiert que la cour d’appel examine à la fois ce que le juge a dit et n’a pas dit dans ses directives.
[36] La cour d’appel doit s’acquitter de sa tâche en se concentrant sur la « fonction » principale des directives au jury : outiller convenablement celui‑ci pour trancher l’affaire. En d’autres mots, lorsque la cour d’appel contrôle des directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit, elle doit considérer l’exposé au jury dans son ensemble et décider si, eu égard aux circonstances du procès, l’exposé a eu pour effet global d’outiller convenablement le jury pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve.
[37] Que signifie être « convenablement » outillé dans le cas d’un jury? Bon nombre d’expressions ont été utilisées dans la jurisprudence pour décrire les erreurs que renferment des directives au jury ayant pour effet d’outiller inadéquatement celui‑ci, particulièrement les expressions « directives erronées » et « absence de directives ». À mon avis, il est plus facile de saisir le concept de « directives erronées » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension exacte du droit pour trancher l’affaire. De même, il est plus facile de saisir le concept d’« absence de directives » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire. Par conséquent, il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois a) exactes et b) suffisantes. Cela requiert que la cour d’appel examine à la fois ce que le juge a dit et n’a pas dit dans ses directives. Il convient de préciser que les allégations d’inexactitude et les allégations d’insuffisance ne constituent pas deux motifs distincts de contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit, et elles ne remplacent pas non plus les autres expressions qui ont été utilisées dans la jurisprudence pour décrire les erreurs dans les directives au jury, ni ne s’écartent de celles‑ci. Selon la manière dont elle est formulée, l’erreur reprochée peut soulever tant des préoccupations d’inexactitude que des préoccupations d’insuffisance. En définitive, ces concepts sont des outils utiles au moyen desquels une cour d’appel peut répondre à la question ultime de savoir si, suivant une interprétation fonctionnelle, les directives ont convenablement outillé le jury pour qu’il s’acquitte de son rôle.
Une directive n’est pas inexacte simplement parce que certains mots n’y sont pas employés ou parce qu’elle ne reprend pas une formule de façon stricte.
Une déclaration inexacte peut être compensée par une déclaration exacte ailleurs dans l’exposé, pourvu que le jury ait compris avec exactitude le droit qu’il doit appliquer.
Un énoncé problématique dans une partie de l’exposé risque moins de miner un énoncé approprié formulé dans une partie plus importante de l’exposé. À l’inverse, il y a potentiellement davantage de risques que le jury soit induit en erreur lorsque le juge énonce le droit correctement dans une partie plus générale de son exposé, mais le reformule ensuite de manière inexacte dans une partie plus importante ou substantielle de son exposé. Il existe un risque plus grand que le jury ait une compréhension inexacte du droit lorsque l’énoncé inexact est formulé dans un exposé supplémentaire en réponse à une question du jury; cela peut fort bien exacerber l’effet d’une telle erreur et, de ce fait, sa gravité.
[40] Une directive n’est pas inexacte simplement parce que certains mots n’y sont pas employés ou parce qu’elle ne reprend pas une formule de façon stricte; « ce qui importe [c’est] le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités » (Daley, par. 30; voir aussi Khela, par. 53; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745, par. 11; Starr, par. 233). La question consiste à déterminer si le jury a reçu des directives exactes lui permettant de trancher l’affaire conformément au droit et à la preuve (Jacquard, par. 32).
[41] L’exposé au jury doit être considéré dans son ensemble. Comme l’a indiqué la Cour, « le droit d’un accusé à un jury ayant reçu des directives appropriées n’équivaut pas au droit à un jury ayant reçu des directives parfaites » (Jacquard, par. 32). Une seule ambiguïté ou déclaration problématique dans une partie de l’exposé ne constitue pas nécessairement une erreur de droit lorsque l’exposé dans son ensemble a permis de transmettre au jury une compréhension exacte de la question de droit pertinente (R. c. Goforth, 2022 CSC 25, par. 35 et 40; Jaw, par. 32; Cooper, p. 163‑164). Une déclaration inexacte peut être compensée par une déclaration exacte ailleurs dans l’exposé, pourvu que le jury ait compris avec exactitude le droit qu’il doit appliquer (White 2011, par. 82 et 84; Ménard, par. 30; Jacquard, par. 20).
[42] L’organisation de l’exposé et l’endroit où se trouvent les inexactitudes alléguées dans celui‑ci permettent d’apprécier l’exactitude globale de cet exposé (Jaw, par. 33). Par exemple, un énoncé problématique dans une partie de l’exposé risque moins de miner un énoncé approprié formulé dans une partie plus importante de l’exposé (voir, p. ex., Khela, par. 55; R. c. Athwal, 2017 ONCA 222, par. 2‑3 (CanLII)). À l’inverse, il y a potentiellement davantage de risques que le jury soit induit en erreur lorsque le juge énonce le droit correctement dans une partie plus générale de son exposé, mais le reformule ensuite de manière inexacte dans une partie plus importante ou substantielle de son exposé (voir, p. ex., R. c. Subramaniam, 2022 BCCA 141, 413 C.C.C. (3d) 56, par. 73‑77; R. c. Bryce (2001), 2001 CanLII 24103 (ON CA), 140 O.A.C. 126, par. 13‑15 et 20). Il existe un risque plus grand que le jury ait une compréhension inexacte du droit lorsque l’énoncé inexact est formulé dans un exposé supplémentaire en réponse à une question du jury (Brydon, par. 19; R. c. Naglik, 1993 CanLII 64 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 122, p. 139); cela peut fort bien exacerber l’effet d’une telle erreur et, de ce fait, sa gravité.
Lorsqu’on demande au jury d’appliquer des dispositions qui ont été interprétées par les tribunaux, il sera souvent insuffisant pour le juge de simplement citer les dispositions pertinentes aux jurés, sans leur expliquer le sens que la jurisprudence leur a donné.
[52] Lorsqu’on demande au jury d’appliquer des dispositions qui ont été interprétées par les tribunaux, il sera souvent insuffisant pour le juge de simplement citer les dispositions pertinentes aux jurés, sans leur expliquer le sens que la jurisprudence leur a donné (C. Granger, The Criminal Jury Trial in Canada (2e éd. 1996), p. 246; voir, p. ex., R. c. Maxwell (1975), 1975 CanLII 1251 (ON CA), 26 C.C.C. (2d) 322 (C.A. Ont.)). Il n’est pas inhabituel que les tribunaux considèrent que des dispositions du Code criminel incluent des exigences ou des restrictions qui ne ressortent pas de façon évidente du texte de ces dispositions. Par exemple, dans R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157, notre Cour a jugé que le libellé de l’infraction relative à la garde ou au contrôle d’un véhicule à moteur par une personne dont les capacités sont affaiblies — infraction qui était prévue au par. 253(1) du Code criminel(maintenant abrogé) — exigeait qu’il existe un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien. Dans de telles circonstances, le simple fait de citer au jury le texte de la disposition serait insuffisant.
Le caractère suffisant d’une directive peut être défini au moyen de deux questions interreliées : (i) La directive était‑elle requise? (ii) S’il s’agissait d’une directive requise, a‑t‑elle été donnée avec suffisamment de détails?
[53] Comme c’est le cas pour l’exactitude, le caractère suffisant d’une directive doit être évalué dans le contexte de l’exposé au jury dans son ensemble. Il est possible qu’une directive insuffisamment détaillée dans une partie de l’exposé soit toutefois complétée dans une autre partie de l’exposé, et qu’en conséquence le jury ait été outillé avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire (Calnen, par. 6; Daley, par. 31; Jacquard, par. 14 et 20).
[54] Il n’existe pas de règle stricte pour déterminer le niveau de détail que doit comporter une directive pour être suffisante. Le niveau de détail requis dépendra des circonstances de chaque affaire (Rodgerson, par. 30; R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 50; Daley, par. 57 et 76). De plus, les juges ne sont pas obligés de respecter une formulation spécifique; ce qui importe, c’est la teneur de la directive et non le fait qu’elle respecte une formule consacrée ou s’en écarte (Daley, par. 30 et 53; Mack, par. 48).
La Cour a mis en garde contre le recours excessif aux modèles de directives; ce sont des outils précieux, mais non le produit final.
[55] Les modèles de directives au jury sont des guides importants, mais ils ne sont pas déterminants quant au caractère suffisant d’une directive. D’une part, les juges ne sont pas obligés de donner leurs directives suivant des formules convenues, et une directive moins détaillée pourrait être suffisante si les circonstances de l’affaire ne requièrent pas autant de détails que ceux énoncés dans le modèle. D’autre part, il est possible que les circonstances de l’affaire exigent une directive comportant davantage de détails que ceux fournis dans le modèle. La Cour a mis en garde contre le recours excessif aux modèles de directives; ce sont des outils précieux, mais non le produit final (R. c. R.V., 2021 CSC 10, par. 64; Rodgerson, par. 51 et 54).
Les cours d’appel doivent également être conscientes que la concision est une vertu dans les directives au jury.
[56] Les cours d’appel doivent également être conscientes que la concision est une vertu dans les directives au jury (Daley, par. 56). Le juge a l’obligation « de clarifier et de simplifier » le droit (Jacquard, par. 13). Si l’exposé au jury outille suffisamment ce dernier à l’égard de ce qu’il a besoin de considérer, le fait de ne pas avoir dit tout ce qui aurait pu être dit ne constitue pas une erreur de droit (Mack, par. 59).
Les circonstances du procès doivent être considérées pour déterminer si les directives sont exactes et suffisantes et ne doivent pas être utilisées pour remplacer les directives; autrement, cela aurait pour effet de supplanter l’obligation du juge du procès de donner des directives exactes et suffisantes au jury.
[58] Bien que les directives doivent être examinées à la lumière des circonstances du procès, les cours d’appel doivent considérer attentivement de quelle manière ces circonstances sont pertinentes à l’égard de la question centrale du contrôle en appel : soit déterminer si les directives du juge ont convenablement outillé le jury pour trancher l’affaire. Une fois de plus, je le rappelle, un jury convenablement outillé peut être décrit comme un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes. Les circonstances du procès doivent être considérées pour déterminer si les directives sont exactes et suffisantes et ne doivent pas être utilisées pour remplacer les directives; autrement, cela aurait pour effet de supplanter l’obligation du juge du procès de donner des directives exactes et suffisantes au jury.
L’existence d’éléments de preuve pertinents à l’égard d’une question litigieuse donnée ne saurait remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Si un jury est outillé avec une compréhension inexacte du droit, il est permis de s’attendre qu’il appliquera ce cadre juridique inexact à la preuve, quelle que soit cette preuve.
[61] La preuve ne permet pas dans tous les cas de déterminer le caractère suffisant d’une directive. Par exemple, pour être suffisamment détaillée, une directive sur la norme de preuve doit expliquer l’expression « hors de tout doute raisonnable » conformément à la jurisprudence, indépendamment de la preuve qui est produite. Le jury doit comprendre le droit qu’il est appelé à appliquer à cette preuve. L’existence d’éléments de preuve pertinents à l’égard d’une question litigieuse donnée ne saurait remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Si un jury est outillé avec une compréhension inexacte du droit, il est permis de s’attendre qu’il appliquera ce cadre juridique inexact à la preuve, quelle que soit cette preuve.Si la directive est insuffisante, la cour d’appel ne peut pas s’assurer que le jury a entrepris sa tâche à l’intérieur du cadre juridique requis.
[62] La solidité globale de la preuve de la Couronne n’est pas une considération pertinente pour les besoins du contrôle d’une directive au jury afin de déterminer si elle comporte des erreurs de droit. Le poids à accorder aux éléments de preuve est une question de fait qui relève du jury. La solidité de la preuve de la Couronne peut être une considération pertinente pour l’application de la disposition réparatrice, mais il s’agit là d’une question distincte (Araya, par. 53).
Les plaidoiries finales des procureurs ne peuvent pas remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit.
[64] Notre Cour a déclaré que les plaidoiries finales des procureurs peuvent « combler les lacunes » de l’exposé du juge (Daley, par. 58). Cet énoncé doit cependant être considéré à la lumière de la nature de l’erreur alléguée. Les cours d’appel ont estimé que les plaidoiries finales étaient en mesure de combler les lacunes de la récapitulation de la preuve par le juge (voir, p. ex., R. c. Connors, 2007 NLCA 55, 269 Nfld. & P.E.I.R. 179, par. 15; R. c. Smith, 2010 BCCA 35, 282 B.C.A.C. 145, par. 41 et 46; R. c. Krasniqi, 2012 ONCA 561, 291 C.C.C. (3d) 236, par. 81). C’est le cas parce que les juges ne sont pas tenus de récapituler en détail l’ensemble de la preuve; ils ont seulement l’obligation de récapituler les éléments cruciaux, et de veiller à ce que le jury comprenne l’importance de ces éléments eu égard aux questions en litige dans l’affaire (Daley, par. 56‑57; R. c. P.J.B., 2012 ONCA 730, 298 O.A.C. 267, par. 47).
[65] Je suis d’accord avec l’intervenante, la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, pour dire que les plaidoiries finales des procureurs ne peuvent pas remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Le fait que les procureurs peuvent avoir expliqué convenablement un principe juridique ne remédie pas à l’omission du juge du procès de le faire (Avetysan, par. 23‑24; R. c. Gray, 2012 ABCA 51, 522 A.R. 374, par. 19). Les jurés sont invariablement avisés d’appliquer le droit tel qu’il est énoncé par le juge et non par les procureurs ou d’autres sources. Une telle directive témoigne de l’obligation du juge du procès d’exposer le droit au jury. Elle empêche aussi le jury de glaner des explications disparates et potentiellement incohérentes sur le droit. Le fait de se fonder sur de multiples sources pourrait fort bien avoir pour effet non seulement de créer de la confusion chez les jurés, mais également de nuire au contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit. En effet, dans un tel cas, les cours d’appel ne sauraient pas quels principes juridiques le jury a appliqués.
Le silence des procureurs n’est pas déterminant. Conclure autrement pourrait « nettement porter atteinte au droit d’appel d’un accusé dans les cas où son avocat manquerait d’expérience en matière de procès devant un jury ».
[67] Quoique le silence des procureurs puisse être une considération pertinente, il ne faut pas oublier que l’exposé au jury est une responsabilité qui incombe au juge du procès et non aux procureurs. La Cour a déclaré à maintes reprises que, bien que pertinent, le silence des procureurs n’est pas déterminant (voir, p. ex., Thériault c. La Reine, 1981 CanLII 180 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 336, p. 343‑344; Daley, par. 58; Mack, par. 60). Conclure autrement pourrait « nettement porter atteinte au droit d’appel d’un accusé dans les cas où son avocat manquerait d’expérience en matière de procès devant un jury » (Jacquard, par. 37). Le silence des procureurs est simplement l’une des nombreuses considérations à prendre en compte dans une approche fonctionnelle.
[68] Le silence des procureurs peut être particulièrement pertinent relativement à la question de savoir si une directive conditionnelle était requise. À titre d’exemple, l’omission du procureur de la défense de demander une directive restrictive interdisant de recourir à un raisonnement fondé sur la propension générale peut renforcer la conclusion qu’une telle directive n’était pas nécessaire dans les circonstances de l’affaire (Calnen, par. 41). Le silence du procureur peut aussi suggérer que la directive qui a été donnée était suffisamment détaillée. Par exemple, l’absence d’objection peut indiquer le caractère suffisant d’une mise en garde de type Vetrovec (Khela) ou de directives sur l’intoxication avancée (Daley) formulées par un juge. Le silence des procureurs peut également étayer la conclusion que, considéré dans son ensemble, l’exposé énonce avec exactitude le droit sur une question en litige donnée. Dans l’affaire Goforth, par exemple, l’absence d’objection du procureur de la défense n’avait pas rendu exact l’exposé au jury, mais elle appuyait la conclusion selon laquelle l’effet global de l’exposé avait donné au jury des directives exactes sur la norme de prévisibilité applicable à l’égard de l’infraction (par. 39). Il est permis de penser qu’une directive suffisante pour les procureurs était vraisemblablement suffisante pour le jury (voir, p. ex., Jaw, par. 36), mais les impressions du moment peuvent être mal comprises, en particulier dans les affaires complexes soulevant de multiples questions de droit.
[69] Le silence des procureurs peut être particulièrement significatif en présence d’indications qu’il s’agissait d’une décision stratégique. Si l’absence d’une directive au procès était susceptible de procurer un avantage à la partie qui plaide ensuite en appel que cette directive était requise, alors la cour d’appel pourrait se demander si le procureur concerné a pris la décision stratégique de ne pas demander la directive au procès (Calnen, par. 41; voir aussi R. c. Royz, 2009 CSC 13, [2009] 1 R.C.S. 423, par. 3). Il peut s’agir d’une considération importante. Les procureurs ne peuvent pas s’abstenir de formuler une objection au procès et la réserver en vue d’un appel. En outre, les cours d’appel hésitent à juste titre à remettre en question les décisions stratégiques des procureurs, sauf pour prévenir une erreur judiciaire (Calnen, par. 67; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 34). Inversement, si l’omission d’une directive ne présentait pas d’avantage apparent pour la partie appelante, cela peut suggérer que l’erreur était le résultat d’une inattention plutôt qu’une décision stratégique (Khill, par. 144; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 48).
Le régime prévu par le Code criminel à l’égard des organisations criminelles a pour objet d’identifier et de déstabiliser les groupes qui présentent un risque élevé pour la société en raison des avantages que procurent leur structure et leur continuité d’un point de vue institutionnel.
Le risque élevé que les organisations criminelles présentent pour la société en raison de leur structure et de leur continuité explique pourquoi le régime applicable à leur égard est considéré comme exceptionnel.
[78] Le régime prévu par le Code criminel à l’égard des organisations criminelles a pour objet d’identifier et de déstabiliser les groupes qui présentent un risque élevé pour la société en raison des avantages que procurent leur structure et leur continuité d’un point de vue institutionnel(Venneri, par. 40). Une entité criminelle structurée et continue comporte en effet des avantages pour ses membres par la consolidation et la rétention de l’information, le partage de la clientèle et des ressources, le développement de spécialités, la division du travail, la promotion d’un climat de confiance et de loyauté et la création de réputations — y compris fondées sur la violence — au sein de la collectivité (par. 36). Ces mêmes avantages permettent aux organisations criminelles d’éluder plus efficacement l’application de la loi.
[79] Pour contrer ces avantages, le législateur a non seulement édicté des infractions criminelles substantielles, mais il a également accentué les conséquences sur le plan des enquêtes, des procédures et des peines lorsqu’une organisation criminelle est impliquée ou serait, allègue‑t‑on, impliquée dans une une infraction. Ces conséquences incluent des pouvoirs policiers accrus à l’égard de certaines autorisations et de certains mandats (par. 185(1.1) et 186(1.1), art. 186.1, al. 492.1(6)a) et b) et 492.2(5)a) et b)), ainsi que le renversement du fardeau de la preuve en matière de libération conditionnelle (sous‑al. 515(6)a)(ii)). Lors de la détermination de la peine, la participation à une organisation criminelle constitue un facteur aggravant (sous‑al. 718.2a)(iv)), les peines d’emprisonnement avec sursis ne peuvent pas être ordonnées (al. 742.1d)), et la date de l’admissibilité à une libération conditionnelle peut être repoussée (par. 743.6(1.1)). Les peines infligées à l’égard de certaines infractions d’organisation criminelle doivent être purgées de manière consécutive à d’autres peines découlant des mêmes faits (art. 467.14). Le meurtre est assimilé au meurtre au premier degré lorsque la mort est causée au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle (par. 231(6.1)).
[80] Le risque élevé que les organisations criminelles présentent pour la société en raison de leur structure et de leur continuité explique pourquoi le régime applicable à leur égard est considéré comme exceptionnel. En l’absence de structure et de continuité, les groupes de personnes qui agissent de concert ne posent pas le même risque élevé pour la société que les organisations criminelles (Venneri, par. 27, 29 et 40). Comme l’a expliqué le juge Fish dans Venneri :
Amputé de ses caractéristiques de continuité et de structure, le « crime organisé » correspondrait simplement à tous les crimes graves commis par un groupe de trois personnes ou plus pour en tirer un avantage matériel. Le législateur a déjà criminalisé cette activité au moyen des dispositions du Code traitant des infractions de complot, de complicité et d’« intention commune » (voir, p. ex., l’art. 21 et le par. 465(1)). [par. 35]
Le fait de qualifier d’organisation criminelle un groupe qui ne possède pas les attributs requis au titre de la structure et de la continuité « conférerait à la définition une portée plus large que celle voulue par le législateur », et soumettrait ce groupe aux conséquences d’ordre procédural et substantiel exceptionnelles du régime applicable aux organisations criminelles (par. 31 et 35).
La définition d’organisation criminelle doit être appliquée avec souplesse. Cependant, la souplesse en ce qui a trait aux formes de structure et au degré de continuité acceptables ne signifie pas que la structure et la continuité sont facultatives.
[82] Les organisations criminelles sont des entités opportunistes et adaptatives. Elles évoluent en fonction du « modèle d’affaires » qui se révèle fructueux. Elles peuvent prendre des formes qui, sans correspondre aux modèles stéréotypés du crime organisé, peuvent néanmoins présenter pour la société le type de risque élevé envisagé par le législateur. Par conséquent, la définition d’organisation criminelle doit être appliquée avec souplesse (voir Venneri, par. 28 et 36‑41; R. c. Terezakis, 2007 BCCA 384, 223 C.C.C. (3d) 344, par. 34; Beauchamp, par. 145‑148).
[83] Cependant, la souplesse en ce qui a trait aux formes de structure et au degré de continuité acceptables ne signifie pas que la structure et la continuité sont facultatives (Venneri, par. 27‑31). Au contraire, le groupe doit présenter une structure et une continuité faisant naître le type de risque pour la société que le législateur cherche à combattre, tout en gardant à l’esprit les différences d’avec d’autres groupes de contrevenants tels que les conspirateurs.
La souplesse avec laquelle la définition d’organisation criminelle est appliquée ne doit pas devenir une invitation à recourir à des considérations non pertinentes ou à des raisonnements inappropriés. Le risque de raisonnement inapproprié est particulièrement élevé lorsque la personne accusée est membre d’une communauté marginalisée, qui est sous‑représentée au sein des forces policières, du barreau, des jurys ou de la magistrature, et dont les caractéristiques et pratiques peuvent fort bien être peu connues et possiblement être l’objet de biais, préjugés ou stéréotypes au sein des personnes chargées d’appliquer la loi ou de rendre jugement.
[84] Je suis d’accord avec l’appelant et avec l’intervenante, la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, pour dire qu’un examen minutieux de la structure et de la continuité d’un groupe est nécessaire afin d’éviter l’application de raisonnements inappropriés dans l’identification d’une organisation criminelle. Il faut procéder ainsi afin de prévenir le risque que les policiers, les procureurs, les jurés et les juges identifient un groupe en tant qu’organisation criminelle sur la base de caractéristiques communes à ses membres tels l’ethnicité, l’héritage culturel, le quartier, la religion, la langue ou un dialecte. Bien que de telles caractéristiques puissent indiquer une identité sociale ou culturelle commune entre des personnes qui commettent des infractions, elles ne sont pas pertinentes pour statuer sur l’existence ou non d’une organisation criminelle. Le fait de considérer de telles caractéristiques comme indicatives de la présence de crime organisé déroge à l’intention du législateur, et ce, d’une manière qui nuit à la réalisation d’un objectif clé de la société canadienne, la diversité culturelle.
[85] La souplesse avec laquelle la définition d’organisation criminelle est appliquée ne doit pas devenir une invitation à recourir à des considérations non pertinentes ou à des raisonnements inappropriés. Le risque de raisonnement inapproprié est particulièrement élevé lorsque la personne accusée est membre d’une communauté marginalisée, qui est sous‑représentée au sein des forces policières, du barreau, des jurys ou de la magistrature, et dont les caractéristiques et pratiques peuvent fort bien être peu connues et possiblement être l’objet de biais, préjugés ou stéréotypes au sein des personnes chargées d’appliquer la loi ou de rendre jugement. Les tribunaux ont reconnu les risques de préjugés raciaux ou de raisonnements stéréotypés, y compris de biais inconscients dans le système de justice pénale (voir, p. ex., R. c. Williams, 1998 CanLII 782 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1128, par. 21‑22; Barton, par. 195‑197). Tout comme la définition d’organisation criminelle ne doit pas être limitée aux modèles stéréotypés du crime organisé, il faut aussi prendre soin de ne pas identifier un groupe comme étant une organisation criminelle simplement parce que celui‑ci semble correspondre à certains modèles stéréotypés. Le juge des faits chargé de déterminer s’il est en présence d’une organisation criminelle doit en tout temps axer son analyse sur la question de savoir si le groupe particulier dont il est question possède les attributs distinctifs d’une organisation criminelle, c’est‑à‑dire la structure et la continuité.
[86] Les juges qui président les procès jouent un rôle important dans la lutte contre les biais, les préjugés et les stéréotypes en salle d’audience(Barton, par. 197). La formulation d’une directive appropriée sur les exigences relatives à l’existence d’une organisation criminelle fait partie de ce rôle. Selon les règles générales de la preuve, les tribunaux peuvent exclure les éléments de preuve qui ne sont pas pertinents à l’égard de cette question, ou encore lorsque l’effet préjudiciable d’un élément de preuve l’emporte sur sa valeur probante. Les juges présidant les procès doivent mettre les jurés en garde contre les risques de biais inconscients ou de raisonnements inappropriés, dans les cas où les circonstances justifient une telle mise en garde (par. 200).