Bouzaiene-Kais c. R., 2020 QCCA 1398

La fiabilité objective de la preuve d’identification ressort généralement d’un examen méticuleux et rigoureux des circonstances dans lesquelles les observations et l’identification ont initialement été faites par le témoin oculaire ainsi que des éléments de la preuve indépendants qui confirment ou supportent l’identification oculaire.

Bien qu’en principe une différence importante dans l’identification des caractéristiques physiques mène à conclure que l’identification est insuffisante, ce n’est le cas qu’en l’absence d’autres éléments de preuve inculpatoire.

[4] Selon la thèse de l’appelant, la Cour doit intervenir et infirmer le verdict si l’un ou l’autre de ces moyens est fondé.

[5] Cela aurait pu être le cas si la seule preuve de la poursuite avait consisté en la preuve d’identification visuelle de la victime. Or, en l’espèce la preuve à charge comportait aussi celle à l’effet que l’ADN de l’appelant a été retrouvé sur la pipe artisanale saisie sur le terrain et aux abords immédiats de la résidence de la victime, à l’endroit de traces de pas fraîches qui longeaient l’immeuble du côté non visible de la rue, sous une fenêtre au surplus. Dans ces circonstances, la juge ne pouvait, ni la Cour aujourd’hui, examiner ces deux éléments de preuve en compartiments étanches, mais bien globalement, l’un par rapport à l’autre et, faut-il le préciser, sous l’éclairage de l’ensemble des circonstances. C’est d’ailleurs une erreur de droit que de considérer des éléments de preuve en vases clos afin de déterminer si chacun satisfait le critère de la preuve hors de tout doute raisonnable : « the evidence must be looked at as a whole »[8].

[6] De façon plus particulière aux fins qui nous occupent, dans Coonishish c. R la Cour écrivait :

[41] La fiabilité objective de la preuve d’identification ressort généralement d’un examen méticuleux et rigoureux des circonstances dans lesquelles les observations et l’identification ont initialement été faites par le témoin oculaire ainsi que des éléments de la preuve indépendants qui confirment ou supportent l’identification oculaire[9].

[Nos soulignements]

[7] Plus récemment, la Cour soulignait le principe suivant dans Louis c. R.[10]:

[27] Bien qu’en principe une différence importante dans l’identification des caractéristiques physiques mène à conclure que l’identification est insuffisante (réf. omises) ce n’est le cas qu’en l’absence d’autres éléments de preuve inculpatoire (réf. omises).

[Nos soulignements]

[8] La Cour doit donc en l’espèce examiner « l’ensemble de la preuve et non des éléments séparément [11]» et se demander, à la lumière de son expérience, si l’appréciation judiciaire des faits exclut la déclaration de culpabilité[12].

[9] Cela dit, les principes applicables à la possibilité pour une cour d’appel de réformer l’appréciation de la preuve par le juge du procès sont bien connus. Ce corridor est étroit et la barre à franchir au bout du corridor est haute. Les principes ont été rappelés clairement et simplement par la Cour suprême dans R. c. Clark[13] :

[9] […] Les cours d’appel ne peuvent pas modifier les inférences et conclusions de fait du juge du procès, à moins qu’elles soient manifestement erronées, non étayées par la preuve ou par ailleurs déraisonnables. De plus, l’erreur imputée doit être clairement relevée. Il faut aussi démontrer qu’elle a influé sur le résultat. […].

[10] En l’espèce, après un résumé de la preuve, la juge souligne d’abord dans son jugement, jurisprudence à l’appui, la prudence qu’elle doit démontrer à l’égard d’une preuve d’identification oculaire. Elle mentionne ensuite que le témoignage de la victime, âgée de 76 ans lors des événements et de 82 lorsqu’elle témoigne devant elle, semble crédible[14] mais, bien qu’apparaissant aussi sincère,[15] il ne comporte pas « la fiabilité nécessaire pour entraîner à lui seul une condamnation[16] ». Elle précise par ailleurs que si ce témoignage n’est pas suffisant à lui seul pour démontrer hors de tout doute raisonnable l’identité de son agresseur, « il n’est pas dénué de toute valeur probante lorsque vient le temps d’analyser l’ensemble des circonstances[17] ».

[11] Elle conclut au bout du compte que le témoignage de la victime, l’ADN trouvé sur le tube de verre « et l’ensemble de la preuve ne permettent qu’une seule inférence soit que l’accusé est l’agresseur de Mme [G.] [18]».

[12] L’appelant échoue à convaincre la Cour que l’appréciation de la preuve par la juge est entachée d’une erreur manifeste et déterminante et qu’elle a de ce fait rendu un verdict déraisonnable.

If, as here, the Crown’s case cries out for an explanation, an appellant must accept the adverse consequences of his decision to remain silent.

[*** Voir aussi R. c. Noble, 1997 CanLII 388 (CSC), par. 103.]

[16] L’appelant n’a offert aucune défense et n’a pas témoigné, ce que note la juge,[19] et n’a en conséquence fourni aucune explication concernant la présence de cette pipe artisanale marquée de son ADN aux abords immédiats et à proximité d’une fenêtre de la résidence de la victime le soir des événements.

[17] Certes, le fardeau de prouver l’infraction hors de tout doute raisonnable est toujours celui du ministère public, ce que n’a pas ignoré la juge tel que le démontre le paragraphe 3 de ses motifs, et un accusé n’a pas à témoigner ou autrement offrir de preuve au soutien de sa défense. La décision de l’appelant de n’offrir aucune preuve au soutien d’une inférence autre que sa culpabilité n’aurait donc d’aucune façon pu lui être défavorable si la preuve de la poursuite n’avait supporté aucune inférence raisonnable que son ADN se trouvait sur la pipe en lien avec le moment et le lieu de la commission des crimes. Il en est toutefois autrement lorsque, comme en l’espèce, la preuve de la poursuite permet de supporter une telle conclusion ou inférence raisonnable. Dans un tel cas, le fardeau du ministère public n’est pas d’écarter tous les autres scénarios possibles et la jurisprudence confirme que l’absence d’explications par un accusé concernant la présence d’une preuve d’ADN le reliant au crime peut être considérée par le juge[20]. La Cour d’appel de la Colombie-Britannique soulignait par exemple dans R. v. Miller[21] que ”if, as here, the Crown’s case cries out for an explanation, an appellant must accept the adverse consequences of his decision to remain silent”.

[18] En fait, la thèse fondamentale de l’appelant est que la juge n’a pas tenu compte que la pipe n’a pas été trouvée sur les lieux mêmes des crimes dont il est accusé, soit à l’intérieur de la résidence, mais bien à l’extérieur. En ce sens, avance-t-il, la preuve d’ADN ne permettait pas de le relier hors de tout doute raisonnable aux crimes proprement dits. Il prend appui particulièrement sur l’arrêt rendu par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire R. v. Mars.[22]

[19] Or, dans cette affaire, contrairement à la nôtre, aucune des victimes n’avait pu, de quelque façon que ce soit, identifier visuellement l’intimé Mars comme l’un des auteurs du vol commis à leur résidence[23]. Deuxièmement, à la différence de la pipe artisanale dans le présent dossier, la boîte de pizza sur laquelle l’empreinte digitale de l’intimé avait été retrouvée en comportait deux autres. Troisièmement, en sus du fait que les deux victimes avaient donné de leur agresseur une grandeur différente, toutes deux avaient informé le juge que ce dernier présentait des traces très visibles d’acné au visage, alors que celui de l’intimé n’en présentait pas. Enfin, le ministère public n’avait pu administrer aucune autre preuve permettant au juge des faits de tirer l’inférence raisonnable que l’empreinte digitale de l’intimé se trouvait sur la boîte de pizza « in connection with the robbery».[24]

[20] Il convient aussi de noter que dans son opinion, le juge Doherty n’écarte pas la possibilité qu’outre une preuve d’empreintes digitales, une autre preuve peut dans certains cas supporter cette preuve d’identification, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Mars :

[19] However, the ability of the fingerprint evidence to connect an accused to the crime charged will depend on whether there is other evidence capable of establishing that the accused touched the object at the relevant time and place so as to connect the accused to the crime.

[20] However, the probative value of the fingerprint evidence on the charges depended upon whether the entirety of the evidence reasonably permitted the inference that the appellant touched the pizza box in connection with the robbery and not at some other time and place.

[Nos soulignements]

[21] On ne saurait voir là un principe suivant lequel la découverte d’une preuve non contestée d’ADN aux environs immédiats de la commission des crimes, plutôt qu’à son endroit précis et exact, ne revêt aucune valeur probante. Dans une affaire comme celle en l’espèce, le devoir du juge des faits d’apprécier la preuve et les circonstances de façon globale ne saurait être entravé par des considérations et des distinctions d’ordre géographiques aussi pointues que celles proposées par l’appelant.

En matière de preuve circonstancielle, une lacune particulière dans la preuve peut fonder d’autres inférences que la culpabilité. Selon la Cour suprême, ces inférences, doivent toutefois être raisonnables compte tenu de l’appréciation logique de la preuve ou de l’absence de preuve, et suivant l’expérience humaine et le bon sens et ne sauraient participer de conjectures.

Une inférence possible constitue en effet une simple possibilité théorique, ou de la spéculation, et ne peut donc soulever un doute raisonnable.

Il appartient fondamentalement au juge des faits de tracer dans chaque cas la ligne de démarcation entre le doute raisonnable et les conjectures. Cette appréciation du juge des faits ne peut être écartée que si elle est déraisonnable.

[31] En matière de preuve circonstancielle, une lacune particulière dans la preuve peut fonder d’autres inférences que la culpabilité. Selon la Cour suprême, ces inférences, doivent toutefois, « être raisonnables compte tenu de l’appréciation logique de la preuve ou de l’absence de preuve, et suivant l’expérience humaine et le bon sens.[25] » et ne sauraient participer de conjectures[26]. Une inférence possible constitue en effet une simple possibilité théorique, ou de la spéculation, et ne peut donc soulever un doute raisonnable. Or, la proposition de l’appelant, avancée la première fois lors de l’audience de l’appel, que la pipe en litige a pu être lancée sur le terrain de la résidence de la victime de la rue par un tiers, sous une fenêtre rappelons-le, participe justement de pures conjectures.

[32] La ligne de démarcation entre une thèse plausible non compatible avec la culpabilité et des conjectures ou spéculations n’est par ailleurs pas toujours facile à tracer[27]. Il importe en conséquence de respecter l’important principe qu’il « … appartient fondamentalement au juge des faits de tracer dans chaque cas la ligne de démarcation entre le doute raisonnable et les conjectures. Cette appréciation du juge des faits ne peut être écartée que si elle est déraisonnable.[28]».

[33] Or, en somme, l’appelant échoue en l’espèce à démontrer que la juge a commis une erreur manifeste et déterminante, ou apprécié la preuve, ou l’absence de preuve, de façon déraisonnable, en concluant que la seule inférence raisonnable en l’espèce est celle de sa culpabilité.