MISE EN GARDE : Une ordonnance limitant la publication a été prononcée le 13 septembre 2018 par la Cour du Québec (l’honorable Christian Boulet), district de Québec, en vertu des articles 486.31 et 486.4 du Code criminel afin d’interdire la publication ou diffusion de quelque façon que ce soit de tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité des témoins.

La présomption d’innocence protège l’accusé, aucun témoin ne bénéficie d’une présomption de crédibilité ou de fiabilité. Leur témoignage doit être évalué en tenant compte de l’ensemble de la preuve.

[11]      Le juge se dirige conformément aux enseignements de l’arrêt R. c. W. (D.) et reconnaît « qu’il n’est jamais facile pour un accusé d’élaborer sur les faits quand ce dernier présente une négation générale »[1].

Note en bas de page [1] À juste titre, la dénégation de culpabilité d’un accusé ne peut pas se transformer en une raison de ne pas le croire : R. v. Titong, 2021 ABCA 75, paragr. 9; R c. CEK, 2020 ABCA 2.

[12]      Ensuite, il rappelle que l’accusé bénéficie de la présomption d’innocence, mais également « de la présomption de crédibilité comme d’ailleurs, tout autre témoin qui dépose devant le Tribunal »[2].

Note en bas de page [2] À ce sujet, il importe de souligner que si la présomption d’innocence protège l’accusé, aucun témoin ne bénéficie d’une présomption de crédibilité ou de fiabilité. Leur témoignage doit être évalué en tenant compte de l’ensemble de la preuve : R. c. Thain, 2009 ONCA 223, 243 C.C.C. (3d) 230, paragr. 32; R. c. Clark, 2012 CACM 3, paragr. 41-42; R. v. Bradey, 2015 ONCA 738, paragr. 137; R. v. K.J., 2021 ONCA 570, paragr. 19.

Les principes bien reconnus qui encadrent l’évaluation rationnelle et objective de la preuve qui ne s’appuie pas sur des mythes ou des préjugés

[31]      Se pose d’emblée la question de savoir si le juge de première instance avait l’esprit ouvert ou s’il évalue la crédibilité ou la fiabilité de l’appelant et de son épouse en fonction de « généralisations fondées sur un préjugé ou un jugement de valeur »[3].

[32]      Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, la Cour suprême affirme que « [l]’essence de l’impartialité est l’obligation qu’a le juge d’aborder avec un esprit ouvert l’affaire qu’il doit trancher »[4].

[33]      Elle adopte la définition suivante de la notion de partialité ou de préjugé : « … une tendance, une inclination ou une prédisposition conduisant à privilégier une partie plutôt qu’une autre ou un résultat particulier » c’est-à-dire « la prédisposition à trancher une question ou une affaire d’une certaine façon qui ne permet pas au juge d’être parfaitement ouvert à la persuasion »[5].

[34]      À cette définition des caractéristiques de l’esprit judiciaire ouvert s’ajoutent les principes bien reconnus qui encadrent l’évaluation rationnelle et objective de la preuve qui ne s’appuie pas sur des mythes ou des préjugés.

[35]      Notre Cour résume ces principes dans l’arrêt Lemire-Tousignant c. R.[6] :

  •             La valeur probante d’un témoignage doit être évaluée sous l’éclairage de la preuve présentée au juge de première instance, et non à partir de présupposés et de stéréotypes. Il est donc important de porter une attention toute particulière aux formulations et aux termes choisis au moment de discuter la crédibilité d’un témoin;
  •             Une conclusion basée sur des préjugés ou des stéréotypes et non sur la preuve constitue une erreur de droit. Cela est vrai tant pour les victimes que pour les accusés d’une agression sexuelle[7];
  •             Les affirmations qui visent la preuve propre au témoin ainsi que sa crédibilité sur la manière dont les choses se sont passées ne tombent pas nécessairement dans la catégorie des préjugés;
  •             Dans l’appréciation de la version d’un témoin, son comportement ou son attitude à la barre peut s’avérer un élément pertinent aux fins de décider de la valeur à accorder à son témoignage, d’autant plus lorsque ce type de constat tiré par le juge du procès se conjugue avec d’autres facteurs pertinents;
  •             Cependant, si les perceptions du juge à l’égard d’un témoin se retrouvent au cœur de l’analyse de la crédibilité, une erreur de principe peut en découler. Une cour d’appel sera alors justifiée d’intervenir sur une question de cette nature, notamment lorsque la culpabilité de l’accusé repose en grande partie sur ce que le juge a constaté en salle d’audience.

[36]      Tout d’abord, la lecture du jugement révèle qu’il ne fait aucun doute que « des sentiments de répugnance et de réprobation » ont détourné le juge du procès de « l’analyse rationnelle et objective sur laquelle devrait reposer le processus criminel »[8].

[37]      Bien sûr, il est vrai que le juge se met en garde, mais encore faut-il en examiner le contenu.

[38]      Le juge qualifie « la moralité de vie » de l’appelant de « particulière », même de « questionnable », tout en affirmant du même souffle qu’il ne porte pas de « jugement de valeur pour autant » et que « malgré ce constat évident, cela ne doit aucunement me guider dans ma réflexion de décideur à la recherche de la vérité ».

[39]      Le juge insiste néanmoins pour affirmer que la seule déduction qu’il peut faire « c’est qu’il y a une preuve évidente que la sexualité occupait une place importante dans la vie de l’accusé » sans toutefois définir la pertinence de cette observation dans l’évaluation de la preuve.

[40]      Or, « [n]otre système juridique ne punit ni ne protège les gens en fonction de leur style de vie, de leur moralité ou de leur réputation »[9].

La preuve du comportement sexuel passé des plaignantes ou de l’accusé est généralement inadmissible dans un procès mettant en cause des infractions de nature sexuelle.

[41]      La preuve du comportement sexuel passé des plaignantes ou de l’accusé est généralement inadmissible dans un procès mettant en cause des infractions de nature sexuelle.

[42]      Dans le cas des plaignantes, celle-ci est interdite en raison des mythes et stéréotypes qui l’entourent, sauf si elle satisfait les exigences des articles 276 et s. C.cr[10].

[43]      Quant à la preuve d’une propension particulière de l’accusé dans certaines circonstances (« situation specific propensity »[11]), les paramètres stricts de son admissibilité sont définis dans les arrêts R. c. Handy[12] et R. c. Shearing[13].

[44]      Comme l’explique le juge Moldaver dans l’arrêt R. c. Barton, notre système de justice repose sur l’égalité réelle des plaignantes, la fonction de recherche de la vérité des tribunaux, le droit à un tribunal impartial, et, de façon connexe l’équité du procès, qui s’apprécie tant du point de vue de l’accusé que de celui de la société dans son ensemble[14].

L’équité du procès « ne doit pas privilégier les droits de la plaignante au détriment de ceux de l’accusé ».

[45]      Toutefois, l’équité du procès « ne doit pas privilégier les droits de la plaignante au détriment de ceux de l’accusé »[15], car « [l]’objectif consiste plutôt à relever les partis pris, les préjugés et les stéréotypes précis auxquels on peut raisonnablement s’attendre dans une affaire donnée et de tenter de les évacuer du processus de délibération [du juge ou] des jurés d’une manière équitable et équilibrée, et sans porter préjudice à l’accusé »[16].

[46]      Ici, les propos du juge révèlent une préoccupation centrale sur laquelle il reviendra avec insistance à plusieurs reprises lorsqu’il souligne que l’appelant est obsédé par le sexe.

[47]      Ainsi, lorsque l’appelant décrit une relation sexuelle contre rémunération avec sa belle-fille une fois celle-ci ayant atteint l’âge adulte, consensuelle selon lui, (consentement par ailleurs nié par celle-ci), le juge souligne que l’appelant, « comme pour nous convaincre de son discours déviant », affirme qu’il avait besoin de faire l’amour 3 à 4 fois par jour, ce qui constitue aux yeux du juge une « [t]rès belle démonstration de son obsession continuelle sur le sexe ».

[48]      Or, l’appelant souligne avec raison « qu’on ne peut utiliser la pratique d’activités sexuelles entre des adultes consentants comme étant un précurseur d’avoir commis une infraction de nature sexuelle » à moins, cela va de soi, que les exigences entourant l’admissibilité de la preuve d’une conduite déshonorante d’un accusé ne soient satisfaites et pertinentes à une question en litige lors du procès. La pratique de l’échangisme ne peut pas non plus justifier une conclusion de cette nature[17].

Une mise en garde n’est pas toujours une panacée même si le procès se tient devant un juge seul.

[49]      Bien entendu, il faut « reconnaître que le danger d’une mauvaise utilisation d’un élément de preuve est moindre dans un procès devant juge seul »[18], car les juges « savent qu’ils doivent oublier les éléments de preuve qu’ils ont jugés inadmissibles »[19] ou utiliser une preuve uniquement à une fin appropriée[20].

[50]      Cela étant, comme on le constate aisément des propos tenus par le juge du procès, il convient d’admettre que c’est à juste titre que la Cour d’appel de l’Alberta rappelle qu’une mise en garde n’est pas toujours une panacée même si le procès se tient devant un juge seul :

[18]      […] The trial judge seems to have proceeded on the basis that the absence of a jury minimized the risk of forbidden reasoning and resulting prejudice to the Appellant. While it is true that judges, by virtue of their training and experience, are better able to instruct themselves regarding the dangers of similar fact evidence, the ability to self-instruct is not a panacea. Human nature and its attendant weaknesses and vulnerabilities may, on occasion, intrude upon the most rigorous and conscientious fact-finding. The spectre of moral or reasoning prejudice is always a concern regardless of who is sitting in judgment of the guilt or innocence of an accused[21].

[Soulignement ajouté]

[51]      La nature des observations du juge en l’espèce permet difficilement de croire que son évaluation du témoignage de l’appelant n’en a pas été influencée, et ce, même si on concluait que le reste de son analyse est, par ailleurs, irréprochable. Certes, les commentaires du juge ne doivent pas être considérés isolément[22], mais ils ne peuvent être ignorés.

Puisque la crédibilité est intangible, son évaluation « qui repose sur de fausses prémisses est d’autant plus grave [puisque les] fondements erronés du raisonnement créent alors un déséquilibre dans un processus autrement imprécis.

[52]      Dans la présente affaire, il ne convient pas de procéder à une dissection désincarnée et irréaliste de la motivation du jugement[23].  En effet, « les raisons invoquées par le juge du procès au soutien de sa décision sont présumées refléter le raisonnement l’ayant conduit à cette décision »[24]. Et, ainsi, il s’avère difficile d’écarter l’expression claire des préjugés qu’il a formulés envers l’appelant[25].

[53]      Une réflexion similaire anime le juge Vauclair qui rappelle dans l’arrêt Fort Théagène c. R. qu’une cour d’appel ne peut ignorer les motifs du juge lorsqu’elle jauge l’importance d’une erreur dans l’évaluation de la crédibilité :

[44]      En matière de crédibilité, une difficulté se pose dans l’évaluation de l’impact des erreurs. Puisque la crédibilité est intangible, son évaluation « qui repose sur de fausses prémisses est d’autant plus grave [puisque les] fondements erronés du raisonnement créent alors un déséquilibre dans un processus autrement imprécis.» : R. c. T.G., 2014 QCCA 1986, par. 29. Il ne devrait pas faire de doute que, dans tous les cas, les motifs invoqués pour écarter la crédibilité d’un témoin ou pour le réhabiliter doivent nécessairement être fondés sur la preuve, ce qui n’est pas le cas ici.

[45]      Lorsque les motifs du jugement sont disponibles, la portée de l’erreur est plus facile à cerner en raison de la place que le juge lui attribue dans son raisonnement. Comme je l’écrivais dans une autre affaire, si la Cour suprême a raison de rappeler que « les juges de première instance ont droit à ce que leurs motifs soient révisés en fonction de ce qu’ils ont écrit et non en fonction de l’imagination conjecturale des cours de révision », une cour d’appel ne peut pas faire abstraction de ce qui est écrit lorsque le juge s’exprime sans ambiguïté : R. c. Fournier, 2018 QCCA 1966. Ainsi, la décision peut mettre en évidence l’impact important ou inoffensif de l’erreur dans le raisonnement[26].

[Soulignement ajouté]

[54]      À cet égard, les commentaires du juge révèlent indubitablement l’importance qu’il accorde au mode de vie de l’appelant, même s’il se défend d’en tenir compte. Comme le juge Binnie le constate dans l’arrêt Sheppard « [m]ême les juges très savants peuvent commettre des erreurs dans une affaire en particulier »[27]. C’est le cas en l’espèce.

[55]      Un procès criminel doit être tenu devant un juge qui analyse la preuve présentée d’une manière rationnelle et objective, avec un esprit ouvert et sans se fonder sur des mythes ou des préjugés.

[56]      L’ensemble des commentaires du juge suscitent ici une crainte raisonnable que l’évaluation de la crédibilité de l’appelant ait été influencée par des préjugés plutôt que par l’analyse rationnelle et objective de la preuve, ce qui met aussi en cause non seulement l’apparence de justice, une valeur fondamentale s’il en est[28], mais qui repousse fatalement la présomption d’impartialité et d’intégrité[29].