R. c. McGregor, 2023 CSC 4

À titre de règle, dont la Cour ne devrait s’écarter que dans des situations rares et exceptionnelles, nous ne devrions pas infirmer un précédent sans qu’une partie nous ait demandé de le faire.

[22Certes, notre Cour a déjà tenu compte d’écrits doctrinaux en considérant la justesse de ses propres précédents (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, par. 39 et 209; Nishi c. Rascal Trucking Ltd., 2013 CSC 33, [2013] 2 R.C.S. 438, par. 28; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, par. 29; Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, par. 86‑88, 146‑148 et 235‑246; R. c. Robinson, 1996 CanLII 233 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 683, par. 39; Tolofson c. Jensen, 1994 CanLII 44 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 1022, p. 1042; R. c. B. (K.G.), 1993 CanLII 116 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 740, p. 765‑771; London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., 1992 CanLII 41 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 299, p. 421‑423; R. c. Bernard, 1988 CanLII 22 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 833, p. 865‑868). Bien entendu, cela ne signifie pas que les juges sont tenus d’adopter l’approche préconisée dans les articles de doctrine ou que les critiques des auteurs constituent une raison suffisante pour faire fi du principe du stare decisis (voir Fraser, par. 86; R. c. Tran, 2010 CSC 58, [2010] 3 R.C.S. 350, par. 28‑29; Friesen c. Canada, 1995 CanLII 62 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 103, par. 56 et 58; B. (K.G.), p. 774‑777). Il importe de rappeler ce que j’ai écrit avec mes collègues les juges Brown et Rowe dans l’arrêt R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 248 : la seule existence de critiques ne justifie pas que la Cour infirme l’un de ses propres jugements, mais elle peut aider une partie à plaider en faveur de l’infirmation d’un jugement sur le fondement de motifs légitimes[3].

[23] Je ne crois pas que la présente affaire est un cas approprié pour réexaminer l’application extraterritoriale de la Charte. Les parties ne plaident pas que le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape devrait être réexaminé; elles débattent simplement de son application aux faits de l’espèce. À titre de règle, dont la Cour ne devrait s’écarter que dans des situations rares et exceptionnelles, nous ne devrions pas infirmer un précédent sans qu’une partie nous ait demandé de le faire. En l’espèce, seuls certains intervenants nous ont demandé d’infirmer l’arrêt Hape; en agissant ainsi, ils outrepassent leur rôle. Accéder à leur demande signifie que nous nous retrouverions à trancher une question qui ne nous a pas dûment été soumise. De plus, comme je l’ai mentionné plus tôt, l’application extraterritoriale de la Charte n’a aucune incidence sur l’issue du présent pourvoi. De fait, les actions des enquêteurs du SNEFC étaient conformes à la Charte, comme cela ressort clairement de l’analyse fondée sur l’art. 8 qui suit. Autrement dit, je suis d’avis de rejeter le pourvoi, même si je devais accepter l’argument du caporal McGregor selon lequel la Chartes’applique de manière extraterritoriale dans le présent contexte.

Notre Cour a dit à maintes reprises qu’elle ne devait pas se prononcer sur des points de droit lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire pour régler un pourvoi. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit de questions constitutionnelles . . .

[24] Il est donc préférable de remettre à un autre jour tout réexamen du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Hape. Une approche empreinte de retenue est amplement étayée par notre jurisprudence. Comme l’a souligné le juge Sopinka dans l’arrêt Phillips c. Nouvelle‑Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 97 : « Notre Cour a dit à maintes reprises qu’elle ne devait pas se prononcer sur des points de droit lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire pour régler un pourvoi. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit de questions constitutionnelles . . . » (par. 6; voir aussi R. c. Yusuf, 2021 CSC 2, par. 3‑5; Canada (Procureur général) c. Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, 2015 CSC 7, [2015] 1 R.C.S. 401, par. 86; Law Society of Upper Canada c. Skapinker, 1984 CanLII 3 (CSC), [1984] 1 R.C.S. 357, p. 381‑382; La Reine du chef du Manitoba c. Air Canada, 1980 CanLII 16 (CSC), [1980] 2 R.C.S. 303, p. 320;Procureur général (Qué.) c. Cumming, 1978 CanLII 192 (CSC), [1978] 2 R.C.S. 605, p. 610‑611; Winner c. S.M.T. (Eastern) Ltd., 1951 CanLII 2 (SCC), [1951] R.C.S. 887, p. 901, le juge en chef Rinfret (inf. en partie par 1954 CanLII 289 (UK JCPC), [1954] A.C. 541 (C.P.); John Deere Plow Co. c. Wharton, 1914 CanLII 603 (UK JCPC), [1915] A.C. 330 (C.P.), p. 339; Citizens Insurance Co. of Canada c. Parsons (1881), 1880 CanLII 6 (SCC), 7 App. Cas. 96 (C.P.), p. 109; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 3, par. 301‑302, le juge La Forest, dissident). Il n’y a pas de « circonstances exceptionnelles » (Cumming, p. 611) qui justifient de s’écarter de ce principe général dans le présent pourvoi. Par conséquent, je décline l’invitation des intervenants à réexaminer l’approche qu’il convient d’adopter quant à l’application extraterritoriale de la Charte. J’ajouterais, comme l’ont fait observer mes collègues les juges Brown et Rowe au par. 75 de l’arrêt R. c. Sharma, 2022 CSC 39, qu’il est inapproprié pour les intervenants de compléter le dossier de preuve en appel. Dans l’analyse fondée sur l’art. 8 qui suit, je démontre que même si la Charte devait s’appliquer aux actions des enquêteurs du SNEFC, le pourvoi serait tout de même rejeté.

La jurisprudence de notre Cour sur les fouilles numériques a toujours mis l’accent sur les « divers droits à la vie privée — à la fois supérieurs et distinctifs — qui existent à l’égard des données figurant dans un ordinateur personnel ».

[27] Au cours des dernières années, les tribunaux ont été confrontés aux difficultés que posent les innovations technologiques dans l’évolution du droit relatif aux fouilles, perquisitions et saisies. La jurisprudence de notre Cour sur les fouilles numériques a toujours mis l’accent sur les « divers droits à la vie privée — à la fois supérieurs et distinctifs — qui existent à l’égard des données figurant dans un ordinateur personnel » (R. c. Reeves, 2018 CSC 56, [2018] 3 R.C.S. 531, par. 35; voir aussi Fearon, par. 74, 132 et 197; R. c. Spencer, 2014 CSC 43, [2014] 2 R.C.S. 212, par. 50; Vu, par. 40‑41 et 47; R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 R.C.S. 34, par. 47; R. c. Morelli, 2010 CSC 8, [2010] 1 R.C.S. 253, par. 105‑106).

[28] Dans l’arrêt Vu, la Cour a reconnu que la « nature particulière des ordinateurs » (par. 39) justifie des contraintes spécifiques sous l’art. 8 de la Charte, tant pour l’autorisation que pour l’exécution raisonnable de fouilles numériques. Dans un jugement unanime rédigé par le juge Cromwell, la Cour a établi une « obligation [présumée] d’obtenir une autorisation expresse préalable » applicable aux fouilles numériques, comme cela est résumé au par. 3 :

En pratique, voici ce que signifie l’obligation d’obtenir une autorisation expresse préalable : si les policiers ont l’intention de fouiller les ordinateurs se trouvant dans le lieu à l’égard duquel ils sollicitent un mandat, ils doivent convaincre le juge de paix saisi de la demande d’autorisation qu’ils ont des motifs raisonnables de croire que tout ordinateur qu’ils pourraient y trouver contiendra les choses qu’ils recherchent. Si, dans le cours d’une perquisition avec mandat, les policiers trouvent un ordinateur susceptible de contenir des éléments qu’ils sont autorisés à rechercher, et que le mandat dont ils disposent ne les autorise pas de manière expresse et préalable à fouiller des ordinateurs, ils peuvent saisir l’appareil, mais doivent obtenir une autre autorisation avant de le fouiller.

J’ajoute que cette obligation s’applique aux autres appareils électroniques qui ont [traduction] « une capacité de mémoire analogue à celle d’un ordinateur » (par. 38). Cette vaste catégorie comprend, par exemple, les appareils qui stockent des données personnelles, comme les téléphones cellulaires (Fearon, par. 52).

La Cour d’appel de la cour martiale a statué à juste titre que la substance de l’arrêt Vu ne vise pas la forme du mandat de perquisition, mais plutôt l’exigence que les policiers aient des motifs distincts de fouiller les appareils électroniques (Vu, par. 48).

[32] Néanmoins, le caporal McGregor soutient que la participation du SNEFC à la fouille n’était pas autorisée par la loi. Son premier argument à cet égard est que la fouille ne respectait pas l’art. 8 de la Charte, parce que l’arrêt Vu exige un mandat distinct autorisant la fouille d’appareils électroniques, c’est‑à‑dire un mandat distinct de celui autorisant la fouille de la résidence elle‑même. Toutefois, la Cour d’appel de la cour martiale a statué à juste titre que la substance de l’arrêt Vu ne vise pas la forme du mandat de perquisition, mais plutôt l’exigence que les policiers aient des motifs distincts de fouiller les appareils électroniques (Vu, par. 48). De tels motifs existaient en l’espèce, car on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les appareils contiennent des preuves de l’infraction de voyeurisme.

[35] Le caporal McGregor fait en outre valoir que la fouille était abusive, au regard des normes de la Charte, en ce sens qu’elle était plus intrusive que nécessaire. Il plaide que les enquêteurs ont élargi de façon injustifiée la portée de la fouille des appareils électroniques pour qu’elle comprenne les infractions d’agression sexuelle et (ce qu’ils ont cru être) de pornographie juvénile, alors que le mandat visait uniquement les infractions d’introduction par effraction, de méfait, d’interception, de harcèlement et de voyeurisme. Selon lui, une fois que les enquêteurs ont découvert ces éléments de preuve inattendus, la Charte exigeait qu’ils mettent fin à la fouille, qu’ils saisissent les appareils électroniques et qu’ils obtiennent un mandat subséquent permettant l’analyse des fichiers en question.

[36] Je ne peux accepter cet argument. Il est incontesté que le mandat de la Virginie n’englobait pas l’enquête sur les infractions d’agression sexuelle. Toutefois, la découverte d’éléments de preuve inattendus n’invalide pas l’autorisation d’effectuer une fouille pour les fins énoncées dans le mandat original. Ce principe n’est pas nouveau et il rend l’argument du caporal McGregor sans fondement, du moins en ce qui concerne la preuve recherchée (voir, par exemple, Canadian Pacific Wine Co. c. Tuley, 1921 CanLII 405 (UK JCPC), [1921] 2 A.C. 417 (C.P.), p. 424‑425). En l’espèce, les enquêteurs ont découvert la preuve contestée alors qu’ils effectuaient le tri des appareils électroniques du caporal McGregor sur les lieux de la fouille, comme l’autorisait expressément le mandat. Les enquêteurs ont mis de côté les appareils incriminants en vue de la saisie et d’une analyse plus approfondie. De fait, le SNEFC a obtenu des mandats canadiens avant d’analyser davantage leur contenu. À mon avis, un tel processus d’enquête était conforme à l’art. 8 de la Charte.

Théorie des objets bien en vue : La jurisprudence de notre Cour nous enseigne que deux exigences doivent être remplies pour que la théorie des objets bien en vue s’applique :

(1) les policiers doivent avoir été « préalablement justifiés pour une raison légitime de s’introduire dans les lieux où ont été saisis les objets “bien en vue” » ; et

(2) la preuve incriminante doit être bien en vue en ce qu’elle est « immédiatement apparente » et « découverte par inadvertance » par les policiers

[37] L’admission des éléments de preuve inattendus découverts pendant le processus de triage ne contrevient pas non plus aux droits que l’art. 8 garantit au caporal McGregor. L’élément clé de mon raisonnement est l’application de la théorie des objets bien en vue aux fichiers révélant la preuve de l’agression sexuelle. Cette théorie de common law repousse la présomption selon laquelle les saisies doivent être autorisées par voie judiciaire. La jurisprudence de notre Cour nous enseigne que deux exigences doivent être remplies pour que la théorie des objets bien en vue s’applique : (1) les policiers doivent avoir été « préalablement justifié[s] [pour une raison légitime] de s’introduire dans les lieux où ont été saisis les objets “bien en vue” » (R. c. Buhay, 2003 CSC 30, [2003] 1 R.C.S. 631, par. 37); et (2) la preuve incriminante doit être bien en vue en ce qu’elle est « immédiatement apparente » et « découverte par inadvertance » par les policiers (R. c. Law, 2002 CSC 10, [2002] 1 R.C.S. 227, par. 27; voir aussi Buhay, par. 37). Des auteurs ont exprimé des réserves sur la théorie des objets bien en vue dans le contexte des saisies d’appareils électroniques (p. ex., L. Jørgensen, « In Plain View?: R v Jones and the Challenge of Protecting Privacy Rights in an Era of Computer Search » (2013), 46 U.B.C. L. Rev. 791). Vu la façon dont la présente affaire a été plaidée, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’exprimer une opinion définitive sur les limites de la théorie. Toutefois, je suis convaincue qu’elle s’applique sous une forme ou une autre aux appareils électroniques (R. c. Jones, 2011 ONCA 632, 107 O.R. (3d) 241). En l’espèce, il ne fait aucun doute que la théorie s’applique.

Il doit y avoir un lien raisonnable entre les fichiers examinés et les fins du mandat pour que la fouille numérique réponde à la première exigence de la théorie des objets bien en vue.

[38] Un mandat fournit généralement une justification légitime préalable à l’intrusion, ce qui satisfait à la première exigence de la théorie des objets bien en vue. Tel n’est pas le cas, toutefois, lorsque les policiers effectuent une fouille abusive. Dans le contexte des fouilles numériques, l’autorisation préalable s’applique uniquement aux types de fichiers qui sont « raisonnablement nécessaire[s] » à la bonne exécution d’une telle fouille (Vu, par. 22). Autrement dit, il doit y avoir un lien raisonnable entre les fichiers examinés et les fins du mandat pour que la fouille réponde à la première exigence de la théorie des objets bien en vue.

[39] Même lorsque les policiers sont au départ justifiés d’examiner un fichier numérique, la preuve inattendue qui y est contenue n’est pas nécessairement bien en vue. Le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Lawillustre bien la deuxième exigence de la théorie des objets bien en vue. Dans cette affaire, un policier a procédé à un examen superficiel des documents en question et a conclu que les documents « ne paraissaient pas irréguliers à première vue » (par. 27). Le policier n’a « détecté aucun élément incriminant par le seul usage de ses sens », car la nature incriminante de la preuve « a été découverte seulement après qu’il eut examiné, fait traduire et photocopié plusieurs documents » (par. 27; voir aussi Buhay, par. 37; R. c. Gill, 2019 BCCA 260, par. 59 (CanLII)). En conséquence, notre Cour a rejeté l’argument selon lequel les documents étaient bien en vue, puisqu’ils « n’[avaient] pas été découvert[s] par inadvertance et [. . .] n’étaient pas [des] élément[s] de preuve manifeste[s] » (Law, par. 10).

Un mandat en soi ne constitue pas un pouvoir de chercher tout ce qui pourrait servir de preuve à l’égard de toute infraction que ce soit, ou de saisir de tels éléments; la théorie des objets bien en vue ou l’art. 489 du Code criminel peut autoriser de telles saisies, mais seulement si les exigences relatives à celles‑ci sont respectées

[43] Avec égards pour l’opinion contraire de mes collègues les juges Karakatsanis et Martin, je crois que l’application de la théorie des objets bien en vue est nécessaire en l’espèce. Je ne vois pas sur quel fondement la police pourrait justifier la saisie des appareils contenant la preuve d’une agression sexuelle, ou les données réelles constituant cette preuve, sans avoir recours à cette théorie. Je reconnais que les appareils ont été fouillés conformément au mandat de la Virginie, mais ce mandat n’autorisait pas la saisie de preuves d’une agression sexuelle. Après tout, le mandat a été délivré en vue de la recherche et de la saisie de preuves pour voyeurisme. Un mandat en soi ne constitue pas un pouvoir de chercher tout ce qui pourrait servir de preuve à l’égard de toute infraction que ce soit, ou de saisir de tels éléments; la théorie des objets bien en vue ou l’art. 489 du Code criminel peut autoriser de telles saisies, mais seulement si les exigences relatives à celles‑ci sont respectées. Pour être claire, je suis donc en désaccord avec mes collègues les juges Karakatsanis et Martin, et je ne vois pas l’utilité d’analyser davantage leurs motifs à ce sujet.