R. c. Hills, 2023 CSC 2

Les peines minimales obligatoires ne constituent pas la norme au Canada, et elles dérogent aux principes généraux applicables en matière de détermination de la peine énoncés dans le Code, la jurisprudence et la littérature sur le sujet

[46] Lorsqu’on compare la peine résultant du processus individualisé en fonction des principes généraux de détermination de la peine à la norme uniforme établie par la peine minimale obligatoire, il fort probable d’en arriver à un certain écart ou à une certaine disproportion. Comme l’a fait observer la juge Arbour dans l’arrêt R. c. Wust, 2000 CSC 18, [2000] 1 R.C.S. 455, par. 18 : « Les peines minimales obligatoires ne constituent pas la norme au Canada, et elles dérogent aux principes généraux applicables en matière de détermination de la peine énoncés dans le Code, la jurisprudence et la littérature sur le sujet. En particulier, elles dérogent souvent au principe énoncé à l’art. 718.1 du Code, que le législateur a déclaré être le principe fondamental en matière de détermination de la peine : le principe de la proportionnalité. »

[47] Ce n’est donc pas l’existence d’une certaine disproportion qui va à l’encontre de l’exigence du caractère exagérément disproportionné prévue à l’art. 12. Autrement dit, l’analyse du caractère exagérément disproportionné pose la question suivante : la différence entre la peine juste et la peine minimale obligatoire est‑elle exagérément disproportionnée au point de porter atteinte à la dignité humaine de telle sorte qu’elle équivaut à une peine cruelle et inusitée? Suivant une jurisprudence bien établie, la sanction contestée peut être inappropriée, excessive et disproportionnée, mais elle ne franchit la ligne constitutionnelle que si elle devient exagérément disproportionnée. Cette question met en jeu le défi commun de cerner les gradations et démarcations entre des normes juridiques connexes et d’arriver à une conclusion sur la norme juridique qui est respectée. Bien qu’il soit souvent difficile d’évaluer des questions de degré ou de savoir quand quelque chose qui est par ailleurs autorisé est devenu exagérément disproportionné, de nombreuses normes juridiques exigent justement ce type d’analyse. Que ce soit au regard de l’art. 12 ou de l’art. 7 de la Charte, il y a un continuum entre une correspondance exacte et une disproportion exagérée, et le juge a non seulement le pouvoir d’effectuer une telle détermination, mais il est aussi reconnu comme étant bien placé pour le faire : « Telle a été la démarche constante des tribunaux lors d’un contrôle constitutionnel » (Nur, par. 60).

[48] En outre, il peut être plus difficile d’évaluer le caractère exagérément disproportionné d’une peine dans certaines circonstances puisque la différence entre les étapes un et deux fait parfois intervenir des sanctions qui sont de nature différente ou qui entrent dans des catégories distinctes. Par exemple, il arrive qu’une amende constitue une peine juste, mais que la disposition attaquée impose un emprisonnement, ou qu’une absolution ou une peine d’emprisonnement avec sursis soit juste, mais qu’une peine d’emprisonnement soit prescrite par la loi. La disparité dans de tels cas est plus évidente car la comparaison porte sur deux types différents de peine et les effets sont souvent plus extrêmes. Dans d’autres cas, il faut comparer la période d’emprisonnement proportionnée à la période d’emprisonnement contenue dans la peine minimale obligatoire. Dans de tels cas, le type de peine est le même : l’emprisonnement. Les décideurs doivent s’engager dans un raisonnement normatif et décider quand une peine est longue à un point tel qu’elle devient exagérément disproportionnée.

[49] Je n’accepte pas que le cadre établi comporte une faille fondamentale ou soit devenu inapplicable en raison de ces défis et complications. En effet, un grand nombre des arguments retenus par les juges O’Ferrall et Wakeling et avancés devant nous par le procureur général de l’Ontario et d’autres ont eux aussi été défendus avec vigueur et rejetés fermement par notre Cour en 2015 dans l’arrêt Nur. À l’instar de la Cour dans cette affaire, j’estime que la jurisprudence fournit toujours une approche fondée sur des principes qui permet d’établir quand les effets d’une sanction portent atteinte à la dignité humaine à un point tel que la sanction constitue une peine cruelle et inusitée. Élaborer les questions et critères normatifs multiples et parfois nuancés qui sont ou peuvent être examinés à l’intérieur du cadre devrait aider à mettre un terme au « débat aux proportions exagérées » qui concerne à l’occasion l’art. 12 (par. 61, la juge en chef McLachlin). Bien qu’aucun virage méthodologique de taille ne soit justifié, la Cour cherche à apporter plus de clarté et à fournir une meilleure orientation en la matière.

Le but devrait être de déterminer aussi précisément que possible une peine tel qu’il en ressortirait d’une audience de détermination de la peine traditionnelle — particulièrement en raison du fait que cette peine serait purgée si la peine minimale obligatoire était déclarée inconstitutionnelle.

[50] Dans la présente partie, je décris la première étape de l’analyse fondée sur l’art. 12, laquelle porte sur la manière dont il convient de déterminer une peine juste et appropriée. Je commence en abordant la situation dans laquelle la contestation constitutionnelle met en cause la personne délinquante qui comparaît devant le tribunal. Il s’agit d’une tâche familière : un examen complet de toutes les dispositions pertinentes sur la détermination de la peine qui figurent dans la législation et la jurisprudence applicables. Comme la proportionnalité en matière de détermination de la peine a trait à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de l’individu qui comparaît devant le tribunal, il est nécessaire de considérer les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise et les caractéristiques personnelles de la personne délinquante. Le but devrait être de déterminer aussi précisément que possibleune peine tel qu’il en ressortirait d’une audience de détermination de la peine traditionnelle — particulièrement en raison du fait que cette peine serait purgée si la peine minimale obligatoire était déclarée inconstitutionnelle.

[51] Je passe ensuite aux cas où la contestation constitutionnelle consiste à présenter des personnes délinquantes se trouvant dans des situations raisonnablement prévisibles au moyen de scénarios hypothétiques. Puisque c’est une loi d’application générale qui est contestée, notre Cour a maintes fois utilisé des scénarios hypothétiques raisonnables pour mettre à l’épreuve sa portée, son étendue, sa nature et ses effets et autorisé l’utilisation de tels scénarios à ces fins. J’explique les fins auxquelles ils servent et les limites auxquelles ils sont assujettis. Ils peuvent comporter des caractéristiques personnelles, mais celles‑ci doivent être raisonnables, en ce sens qu’elles sont raisonnablement prévisibles et réalistes. Bien qu’un peu plus de souplesse s’impose pour déterminer quelle peine serait proportionnée pour une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible, toute tentative de précision est encouragée afin de s’assurer que la comparaison à l’étape deux puisse s’effectuer de manière équitable.

Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres.

[54] Pour aider à déterminer ce qui constitue une peine juste et appropriée dans un cas donné, le Parlement a adopté l’art. 718 du Code criminel(ou l’art. 38 de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c. 1, dans les cas qui s’y prêtent). Il convient de tenir compte adéquatement de divers objectifs comme la dénonciation, la dissuasion, la réinsertion sociale, la réparation des torts causés aux victimes, la conscientisation des personnes délinquantes quant à leurs responsabilités et, lorsque cela est nécessaire, l’isolement des personnes délinquantes de la société. Aucun objectif de détermination de la peine ne devrait être appliqué à l’exclusion de tous les autres. Les tribunaux devraient également tenir compte de toute circonstance aggravante et atténuante se rapportant à l’infraction ou à la personne délinquante.

[55] En outre, l’al. 718.2e) du Code criminel donne la directive obligatoire de tenir compte de la situation unique des délinquants autochtones pour toutes les infractions (Gladue, par. 93; R. c. Ipeelee, 2012 CSC 13, [2012] 1 R.C.S. 433, par. 84‑85). Le juge chargé de la détermination de la peine doit tenir compte des facteurs systémiques ou contextuels qui peuvent avoir contribué à la comparution de la personne délinquante autochtone en cause devant le tribunal et des types de procédure de détermination de la peine et de sanctions qui peuvent être indiquées dans le cas de cette personne délinquante. Les sanctions substitutives doivent être envisagées. Bien que notre Cour n’ait pas traité de la question, certaines cours d’appel provinciales ont constaté que, dans le cas des personnes délinquantes noires et des groupes qui font l’objet de discrimination systémique, la preuve du contexte social ou les facteurs contextuels qui ont peut‑être contribué à la présence de la personne délinquante devant le tribunal peuvent également servir de facteur atténuant lors de la détermination de la peine (voir, p. ex., R. c. Morris, 2021 ONCA 680, 159 O.R. (3d) 685, par. 13 et 87‑95; R. c. Anderson, 2021 NSCA 62, 405 C.C.C. (3d) 1, par. 114).

L’objectif de proportionnalité repose sur [traduction] « l’équité et la justice ».

[57] L’objectif de proportionnalité repose sur [traduction] « l’équité et la justice » (R. c. Priest (1996), 1996 CanLII 1381 (ON CA), 30 O.R. (3d) 538 (C.A.), p. 546). Il consiste à prévenir l’infliction d’une peine injuste pour le [traduction] « bien commun » (p. 547) et joue un rôle restrictif pour assurer « la justice de la peine envers le délinquant » (Ipeelee, par. 37). Pour ce qui est de la « condition sine qua non d’une sanction juste » (par. 37), le concept indique que l’ampleur de la peine infligée à une personne délinquante doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et à la culpabilité morale de la personne délinquante (R. c. Safarzadeh‑Markhali, 2016 CSC 14, [2016] 1 R.C.S. 180, par. 70‑71; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, par. 51‑54; Ipeelee, par. 36 et 38; Nur, par. 43; C. C. Ruby, Sentencing (10éd. 2020), §2.14).

[58] La « gravité de l’infraction » renvoie à la gravité de l’infraction au sens général et elle se reflète dans la sanction potentielle imposée par le Parlement et dans toute caractéristique précise de la perpétration du crime (R. c. Hamilton (2004), 2004 CanLII 5549 (ON CA), 72 O.R. (3d) 1 (C.A.), par. 90).La gravité de l’infraction doit être mesurée en tenant compte des conséquences des agissements de la personne délinquante sur les victimes et la sécurité publique, ainsi que du préjudice corporel et psychologique découlant de l’infraction. Dans certains cas où des préjugés ou de la haine sont présents, la motivation de la personne délinquante peut elle aussi s’avérer pertinente (voir le sous‑al. 718.2a)(i) du Code criminel). La culpabilité morale ou le degré de responsabilité de la personne délinquante doit être mesuré en évaluant les éléments constitutifs essentiels de l’infraction, notamment sa mens rea, la conduite de la personne délinquante dans la perpétration de l’infraction, le mobile qui a poussé la personne délinquante à commettre l’infraction et les aspects du vécu de cette personne qui renforcent ou diminuent sa responsabilité individuelle à l’égard du crime, y compris sa situation personnelle et sa capacité mentale (Hamilton, par. 91; Boudreault, par. 68; Ipeelee, par. 73).

La détermination de la peine envisagée à la première étape dans l’arrêt Nur englobe donc les deux aspects de la proportionnalité.

[61] En toute déférence, cette interprétation étroite est incomplète et suggère que la juge en chef McLachlin a choisi, sans explication, de ne renvoyer qu’à la moitié de l’ensemble bien connu de la proportionnalité. Il est plus raisonnable de considérer que sa mention d’une « peine proportionnée » incorpore à la fois la gravité de l’infraction et la culpabilité morale de la personne délinquante. Son exigence que la peine soit évaluée en fonction des objectifs et des principes de détermination de la peine établis par le Code criminel reconnaît et incorpore expressément les caractéristiques personnelles et la situation de la personne délinquante. Selon ces principes, il n’existe aucune peine proportionnée qui tient compte uniquement de l’infraction et fait abstraction de la personne délinquante. La détermination de la peine envisagée à la première étape dans l’arrêt Nur englobe donc les deux aspects de la proportionnalité.

La précision et la certitude de la sanction juridique sont nécessaires puisque tous doivent savoir exactement quelle peine a été infligée et quand elle prendra fin.

[62] La détermination de la peine est une entreprise éminemment individualisée et discrétionnaire (R. c. Suter, 2018 CSC 34, [2018] 2 R.C.S. 496, par. 4; M. (C.A.), par. 92). Chaque peine doit être adaptée sur mesure à l’infraction en cause de même qu’à la personne délinquante concernée (R. c. Bottineau, 2011 ONCA 194, 269 C.C.C. (3d) 227; R. c. Angelillo, 2006 CSC 55, [2006] 2 R.C.S. 728; R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399). Il n’y a pas de sanction [traduction] « universelle » (R. c. Lee, 2012 ABCA 17, 58 Alta. L.R. (5th) 30, par. 12), car la peine est « un processus profondément subjectif » et « intrinsèquement individualisé » (M. (C.A.), par. 92; R. c. Shropshire, 1995 CanLII 47 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 227, par. 46) :

La détermination d’une peine juste et appropriée est un art délicat, où l’on tente de doser soigneusement les divers objectifs sociétaux de la détermination de la peine, eu égard à la culpabilité morale du délinquant et aux circonstances de l’infraction, tout en ne perdant jamais de vue les besoins de la communauté et les conditions qui y règnent.

 (M. (C.A.), par. 91)

[63] Au cours des plaidoiries, les avocats plaident souvent en faveur d’une peine se situant à l’intérieur d’une certaine fourchette de peines, ou les cours d’appel établissent des fourchettes ou points de départ en quête de parité. Néanmoins, le juge chargé de la détermination de la peine ne peut se contenter, au final, d’infliger une peine approximative ou de proposer par ailleurs un éventail de peines. Le juge doit formuler une peine individuelle, précise et définie. Il ne saurait ordonner qu’une personne délinquante soit incarcérée pour deux ou trois mois, ou infliger une peine d’« environ trois ans » ou « se situant dans la fourchette ». Le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire dans chaque cas et fixer une peine précise et définie.

[64] La détermination de la peine n’est pas une science exacte. Il peut s’avérer difficile pour les juges de choisir la peine parfaitement adaptée au crime, car il existe souvent plus d’une peine répondant bien à un crime (Hamilton, par. 85 et 156; Ruby, §2.5; Shropshire, par. 48, citant R. c. Muise(1994), 1994 NSCA 198 (CanLII), 94 C.C.C. (3d) 119 (C.A. N.‑É.), p. 123‑124). Voilà cependant le fardeau que supportent chaque jour les juges chargés de la détermination de la peine. À la première étape de l’analyse relative à l’art. 12, s’il est possible de mentionner les fourchettes de peines et points de départ applicables à l’infraction en vue d’aider à déterminer la sanction juste, la peine infligée ne doit comporter aucune approximation. La question clé est la suivante : quelle est précisément la peine juste pour cette personne délinquante en particulier?

[65] La précision et la certitude de la sanction juridique sont nécessaires puisque tous doivent savoir exactement quelle peine a été infligée et quand elle prendra fin. De même, si la peine minimale obligatoire est invalidée, la peine fixée par le juge à la première étape de l’arrêt Nur sera infligée à la personne délinquante. Le fait de choisir scrupuleusement une peine précise et définie favorise l’atteinte d’un résultat équitable sur le plan analytique et fondé sur des principes à la deuxième étape de l’analyse relative à l’art. 12

[66] Quand le juge Lamer a écrit dans l’arrêt Smith, p. 1073, qu’un tribunal doit d’abord prendre en considération « les circonstances particulières de l’affaire afin de déterminer quelles peines auraient été appropriées pour punir, réhabiliter ou dissuader ce contrevenant particulier », il parlait de la façon dont il convient d’évaluer le caractère exagérément disproportionné d’une peine à la deuxième étape de l’analyse, et non pas de la manière dont il convient de tenir une audience de détermination de la peine. Il n’a pas dit que fixer la peine juste et proportionnée à la première étape pouvait mettre en jeu une « gamme de peines » comme nous exhortent à le faire certains intervenants. Même les personnes délinquantes se trouvant dans des situations raisonnablement prévisibles, à l’égard de qui la latitude est plus grande, doivent faire l’objet d’un dosage soigné du pouvoir discrétionnaire et se voir infliger une peine aussi précise que cela est nécessaire dans une procédure traditionnelle et habituelle de détermination de la peine.

Notre Cour a rejeté fermement et clairement l’argument voulant qu’on laisse tomber les hypothèses raisonnables et que l’analyse s’attache principalement, voire uniquement, à la personne délinquante qui saisit le tribunal.

Exclure la prise en compte des répercussions raisonnablement prévisibles d’une disposition attaquée « réduirait radicalement la portée de la Charte et la faculté qu’ont les tribunaux de s’acquitter de leur obligation de s’assurer de la constitutionnalité des lois et de préserver l’intégrité de l’ordre constitutionnel.

[71] Dans Nur, notre Cour a établi certains principes obligatoires concernant l’utilisation d’hypothèses raisonnables. La juge en chef McLachlin a dit que l’utilisation d’hypothèses raisonnables se trouvait « au cœur de la présente affaire » (par. 47) et les a intégrées au contenu essentiel de l’analyse fondée sur l’art. 12. Notre Cour a rejeté fermement et clairement l’argument voulant qu’on laisse tomber les hypothèses raisonnables et que l’analyse s’attache principalement, voire uniquement, à la personne délinquante qui saisit le tribunal (par. 48‑64; voir aussi C. Fehr, « Tying Down the Tracks : Severity, Method, and the Text of Section 12 of the Charter » (2021), 25 Rev. can. D.P.235, p. 240). Dès 2015, il était reconnu que « ne pas tenir compte des applications raisonnablement prévisibles d’une disposition créant une peine minimale obligatoire irait à l’encontre de la jurisprudence établie de la Cour et limiterait de manière artificielle l’analyse portant sur la constitutionnalité de la disposition » (Nur, par. 49).

[72] Exclure la prise en compte des répercussions raisonnablement prévisibles d’une disposition attaquée « réduirait radicalement la portée de la Charte et la faculté qu’ont les tribunaux de s’acquitter de leur obligation de s’assurer de la constitutionnalité des lois et de préserver l’intégrité de l’ordre constitutionnel » (Nur, par. 63). Comme c’est la « nature de la loi » qui est en question, et non le statut du demandeur, ce dernier n’a qu’à alléguer des effets inconstitutionnels dans sa cause ou sur des tiers (par. 51, citant R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 314). En élaborant des hypothèses raisonnables, le tribunal examine la portée de la disposition attaquée, et « non pas simplement l’équité d’une peine particulière prononcée par un juge lors du procès » (Goltz, p. 503‑504; voir Big M Drug Mart, p. 314; Nur,par. 60). De plus, « [s]i une loi inconstitutionnelle ne pouvait être contestée qu’au regard des faits précis d’une instance donnée, des lois invalides pourraient demeurer en vigueur indéfiniment » (Nur, par. 51).

L’utilisation efficace des ressources judiciaires favorise également le recours à des hypothèses raisonnables, car celles‑ci permettent à un juge d’envisager une peine minimale obligatoire attaquée de plusieurs points de vue et aident à réduire le nombre de contestations qui seront instruites dans ou entre plusieurs ressorts.

[78] Dans toute la jurisprudence, les tribunaux se préoccupent légitimement du fait que les hypothèses doivent être raisonnables. Elles ne devraient pas être des « situations invraisemblables ou difficilement imaginables », ni être des « exemples extrêmes ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce » (Morrisey, par. 30, citant Goltz, p. 506 et 515). Dans l’arrêt Goltz, la Cour s’est attachée aux circonstances qui « pourraient se présenter couramment dans la vie quotidienne » (p. 516).

(ii) Les cas répertoriés peuvent être pris en considération dans l’analyse;

[81] Lorsqu’ils définissent la portée du scénario hypothétique et les qualités d’une personne délinquante se trouvant dans une situation raisonnablement prévisible, les tribunaux peuvent s’appuyer sur les cas répertoriés, comme l’a fait notre Cour dans Boudreault. Bien que les cas limites puissent être écartés (Morrisey), la Cour a confirmé dans Nur qu’il est permis de s’appuyer sur les cas répertoriés, car non seulement ils montrent toute l’étendue des actes susceptibles de tomber concrètement sous le coup de l’infraction, mais les situations en cause se sont « présentées » (par. 72). Quoique potentiellement utiles, les cas répertoriés ne devraient pas servir d’autorisation ou de carcan, et les tribunaux peuvent modifier les faits d’un cas répertorié pour illustrer des scénarios raisonnablement prévisibles (par. 62 et 72). Les cas à la disposition des tribunaux ne se limitent pas aux situations hypothétiques.

(iii) La situation hypothétique doit être raisonnable eu égard à l’étendue des actes visés par l’infraction en question;

[83] Pour être raisonnable, la situation hypothétique doit être adaptée à l’infraction en question. Elle doit mettre en jeu une conduite qui tombe sous le coup de la disposition pertinente. La portée de l’infraction peut être étudiée, et il est permis d’en établir l’étendue compte tenu de la manière dont elle peut être commise et de son auteur. Il n’est cependant pas utile de forcer chaque élément constitutif au moyen de faits fantaisistes. Les combinaisons incroyables de comportements étranges en disent plus long au tribunal sur l’imagination des avocats que sur la véritable portée de la disposition attaquée. Le scénario dans son ensemble doit être raisonnablement prévisible.

(iv) Les caractéristiques personnelles peuvent être prises en compte pourvu qu’elles ne soient pas adaptées pour créer des exemples invraisemblables ou n’ayant qu’un faible rapport avec l’espèce;

[86] Notre Cour ne devrait pas s’écarter de la méthode et de la démarche confirmées dans les arrêts Nur, Lloyd et Boudreault. En principe, les caractéristiques raisonnablement prévisibles dans le cas des délinquants qui comparaissent devant les tribunaux canadiens, comme l’âge, la pauvreté, la race, l’autochtonité, les problèmes de santé mentale et la dépendance, ne devraient pas être occultées. La proportionnalité, un principe obligatoire de détermination de la peine établi par le Code criminel, nécessite la prise en compte de la gravité de l’infraction et de la situation particulière de la personne délinquante, y compris ses caractéristiques personnelles (Nasogaluak, par. 42; Ipeelee, par. 38). L’évaluation que l’on fait de la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire devrait elle aussi être ancrée de manière similaire dans les réalités de la vie des gens.