Lalonde c. R., 2019 QCCA 2131

La facture du jugement entrepris permet de croire que c’est l’absence de preuve portant sur la responsabilité des autres acteurs ou intervenants auprès de l’enfant qui amène le juge à conclure à la culpabilité de l’appelante, ce qui témoigne dans les faits d’un renversement du fardeau de la preuve

[14] Le juge, dans l’une de ses déterminations préliminaires, estime qu’il ne saurait faire de doute que l’enfant a été victime de voies de fait graves. Ce constat tiré, ses motifs font voir qu’il s’engage alors dans un processus analytique dont l’objectif vise essentiellement à trouver l’auteur du crime.

[15] Pour parvenir à identifier le coupable, il adopte une méthode d’élimination progressive en se livrant à l’analyse de la situation des principaux acteurs susceptibles d’avoir posé des gestes de violence à l’égard de l’enfant.

[16] Son examen de la preuve commence par l’exclusion de la possibilité que les traumas aient été causés par un autre enfant présent à la garderie le 2 avril[4].

[17] Ensuite, il se penche sur la situation de la grand-mère pour conclure que rien dans la preuve ne permet de l’associer à ces traumas[5]. Il enchaîne alors avec cette phrase :

[76] Il ne demeure donc que 3 personnes pouvant avoir commis le crime: les deux parents de [l’enfant] ou l’accusée.

[18] Puis il dirige son attention sur la situation du père en vue de déterminer s’il pouvait être l’auteur des sévices que suggère la condition de l’enfant :

[80] J’exclus que [le père], qui a gardé son fils le 24 mars 2012, ait pu causer à ce moment ce traumatisme à [l’enfant] pour les raisons suivantes. D’abord, le délai de plus d’une semaine me paraît extrêmement long à la vue des témoignages impliquant la possibilité de resaignement.

[…]

[92] Revenant à l’hypothèse que [le père] puisse être responsable des blessures de [l’enfant], j’exclus donc cette journée où il garde son fils alors que la [mère] travaille.

[93] Le reste de la preuve n’indique aucune autre période où il aurait eu accès de manière suffisamment prolongée à [l’enfant], seul avec lui, y compris pour une période de 4 à 6 heures où minimalement et dans la meilleure des hypothèses, [l’enfant] aurait démontré des signes évidents d’injure cérébrale.

[19] Le processus d’élimination se poursuit :

[95] Reste donc [la mère] et Véronique Lalonde.

[96] Hormis le fait que rien, mais alors absolument rien ne me permet de croire que [la mère] ait pu causer quelques blessures à son fils, rien dans sa conduite ne me semble pouvoir démontrer qu’elle puisse avoir quelque chose à voir avec la condition de [l’enfant]. Je souligne par exemple que c’est elle qui rappelle Véronique Lalonde en soirée […]

[20] Au tableau des suspects, ne demeure donc que l’appelante.

[21] Au terme de ce processus d’exclusion, le juge écrit :

[100] Mais ce n’est pas tout. Je n’ai pas parlé du témoignage de l’accusée, sinon accessoirement. Or, sur au moins un aspect de tout le récit des événements par Véronique Lalonde, je suis convaincu qu’elle ne dit pas la vérité. Il s’agit de l’événement du 23 mars, la journée où [l’enfant] serait tombé sur un jouet.

[Soulignement ajouté]

[22] Il ne fait aucun doute qu’à ce stade de son raisonnement, le juge est déjà convaincu de la culpabilité de l’appelante. L’analyse de la version de cette dernière ne va servir à toutes fins utiles qu’à confirmer le résultat suggéré par le processus analytique suivi par le juge.

[23] Cette manière de raisonner avant de conclure à la culpabilité de l’appelante constitue un accroc important au principe selon lequel il revient seulement à la poursuite de prouver hors de tout doute raisonnable les faits constitutifs de l’infraction reprochée à un accusé :

De plus, la conclusion tirée par le juge lorsqu’il déclare à l’avocat de l’appelant, en parlant de l’auteur de l’infraction:

“c’est votre client ou Marleau” constitue plutôt une extrapolation. Elle est aussi une contravention à la règle d’or selon laquelle le poursuivant conserve toujours le fardeau de prouver la culpabilité de l’accusé hors de tout doute raisonnable.

Le juge n’avait pas à chercher un coupable, mais à se demander si la poursuite avait prouvé que l’appelant était le coupable. [6]

[Soulignements ajoutés]

[24] En l’espèce, la démarche du juge est viciée par une erreur fondamentale ayant eu pour effet de le détourner de la véritable question à résoudre et l’a empêché de décider de l’innocence de l’appelante à chacune des étapes stratégiques de l’analyse de la preuve[7].

[25] En effet, la facture du jugement entrepris permet de croire que c’est l’absence de preuve portant sur la responsabilité des autres acteurs ou intervenants auprès de l’enfant qui amène le juge à conclure à la culpabilité de l’appelante, ce qui témoigne dans les faits d’un renversement du fardeau de la preuve.

[26] Or, le procès n’était pas celui des parents de l’enfant, mais bien celui de l’appelante, qui n’avait pas à supporter le fardeau de prouver son innocence[8]. Bien que la détermination du moment du TCCNA était une question importante à résoudre en première instance, le juge n’avait certainement pas pour mission de trancher qui, des parents ou de l’appelante, avait commis des voies de fait graves sur l’enfant.

[27] Il est vrai que le juge du procès n’a pas à reprendre machinalement le mot à mot de la grille d’analyse proposée dans l’arrêt W. (D.)[9], comme s’il s’agissait de la seule façon de se prémunir contre une erreur judiciaire. Toutefois, le processus intellectuel suivi par un juge avant de parvenir à un verdict de culpabilité doit toujours être en harmonie avec le principe du doute raisonnable sur lequel il doit porter une attention soutenue tout au long de son analyse de la preuve.

[28] Dans le cas qui nous occupe, le raisonnement suivi par le juge l’a empêché de s’interroger valablement sur la véracité de la version de l’appelante. À défaut d’y prêter foi, le juge a omis de se demander si celle-ci était de nature à soulever un doute raisonnable. Finalement, le juge ne s’est pas interrogé sur un élément important de la défense susceptible de soulever un tel doute, en l’occurrence l’hypothèse du docteur Crevier concernant l’origine de la crise d’épilepsie.

Le juge se trompe en confondant la norme de la « possibilité raisonnable » en matière de preuve circonstancielle de nature à soulever un doute raisonnable et la garantie qu’il exige de l’appelante quant à l’exactitude de la thèse avancée par son expert. Il s’agit ici d’un renversement du fardeau de la preuve on ne peut plus évident. Cette erreur de principe vient également vicier le verdict de culpabilité.

[53] Au stade de l’analyse de l’ensemble de la preuve, les erreurs ou omissions du juge ont fait en sorte que l’appelante a été privée d’un doute raisonnable à chacune des étapes proposées dans l’arrêt W. (D.).

[54] Cette conclusion ne vise pas à imposer comme seule méthode d’analyse de la preuve une application rigide de la grille développée dans l’arrêt W. (D.), mais plutôt à rappeler cet enseignement d’importance tiré de l’arrêt Vuradin :

La question primordiale qui se pose dans une affaire criminelle est de savoir si, compte tenu de l’ensemble de la preuve, il subsiste dans l’esprit du juge des faits un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé : W.(D.), p. 758. L’ordre dans lequel le juge du procès énonce des conclusions relatives à la crédibilité des témoins n’a pas de conséquences dès lors que le principe du doute raisonnable demeure la considération primordiale. Un verdict de culpabilité ne doit pas être fondé sur un choix entre la preuve de l’accusé et celle du ministère public : R. c. C.L.Y., 2008 CSC 2 (CanLII), [2008] 1 R.C.S. 5, par. 6‑8. […][21]

[Soulignement ajouté]

[55] Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire de répondre aux autres moyens d’appel soulevés par l’appelante pour trancher ce pourvoi.

[56] Cela dit, il ne s’agit pas ici d’un cas où la Cour doit prononcer un verdict d’acquittement comme l’appelante le demande puisque la preuve « correctement analysée par un juge, pourrait être suffisante pour entraîner la culpabilité de l’appelant[e] »[22]. En pareille situation, il convient plutôt d’ordonner la tenue d’un nouveau procès sur le chef d’accusation tel que porté en première instance.

L’attitude de l’accusée à la barre des témoins

[37] L’autre raison qui amène le juge à ne pas croire la version de l’appelante tient à son attitude à la barre des témoins[14].

[38] Il était déraisonnable pour le juge d’apprécier la crédibilité de l’appelante à partir de son ton de voix capté en arrière-plan au moment où la mère de l’enfant discute avec l’intervenante du 911, pour ensuite opposer cet état de panique causé par une situation d’urgence[15] à la posture plutôt calme adoptée par ce témoin lors de son témoignage[16].

[39] La poursuite convient elle-même que la façon de témoigner de l’appelante ne permettait pas à elle seule de la discréditer. Sur cette question, notre Cour a déjà décidé que, lorsque l’attitude du témoin occupe une place déterminante dans l’analyse de la crédibilité, l’erreur qui en découle en est une de principe[17].

[40] La question de la dissimulation et celle de l’attitude de l’appelante à la barre des témoins étaient les deux seules raisons qui ont conduit le juge à rejeter sa version, même si elle contestait fermement être l’auteure des sévices subis par l’enfant.

[41] Dès lors, la conclusion du juge de rejeter le témoignage de l’appelante, même si replacée à la bonne étape de l’analyse de la preuve, est pour le moins problématique. En effet, l’appelante s’est vu retirer toute possibilité de bénéficier d’un doute raisonnable, et ce, pour des raisons non fondées en droit (absence d’une preuve de dissimulation et erreur de principe dans l’appréciation de son témoignage), alors que de toute façon il s’agit de considérations nettement périphériques à la question centrale de sa culpabilité.