R. c. R.V., 2019 CSC 41

Le législateur a adopté l’art. 276 du Code criminel pour régir le droit de l’accusé d’introduire une preuve portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Une telle preuve n’est jamais admissible pour étayer les deux mythes voulant que

1) la plaignante soit moins digne de foi ou

2) plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question.

Pour respecter la présomption d’innocence, une preuve peut être présentée à d’autres fins pertinentes, mais doit satisfaire à des critères rigoureux pour qu’elle ne mine pas l’intégrité du procès ou la dignité et la vie privée de la plaignante.

[2] Le législateur a adopté l’art. 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, pour régir le droit de l’accusé d’introduire une preuve portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Une telle preuve n’est jamais admissible pour étayer les deux mythes voulant que la plaignante soit moins digne de foi ou plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question. Pour respecter la présomption d’innocence, une preuve peut être présentée à d’autres fins pertinentes, mais doit satisfaire à des critères rigoureux pour qu’elle ne mine pas l’intégrité du procès ou la dignité et la vie privée de la plaignante.

[3] Il s’agit dans la présente affaire de savoir comment s’appliquent ces exigences lorsque le ministère public introduit une preuve relative au comportement sexuel de la plaignante et que l’accusé cherche à contester cette preuve en contre‑interrogeant cette dernière.

[7] Le ministère public entendait manifestement s’appuyer sur la preuve de la grossesse pour établir l’actus reus. La présomption d’innocence exige que l’accusé soit autorisé à vérifier la fiabilité de cet élément de preuve matérielle corroborante si cruciale, avant que l’on puisse s’y fier pour étayer une conclusion de culpabilité. Puisque l’accusé a nié avoir eu quelque contact sexuel que ce soit avec la plaignante, et en l’absence de toute autre preuve de paternité, la possibilité de contre‑interroger la plaignante était un élément fondamental de son droit de présenter une défense pleine et entière.

[8] Néanmoins, permettre à un accusé d’interroger une plaignante sur de tels sujets comporte des risques qui soulèvent des préoccupations relatives tant à la dignité qu’à la vie privée. Les juges doivent exercer un contrôle serré de tels contre‑interrogatoires pour minimiser ces risques. Le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière doit être mis en balance avec les autres intérêts protégés par le par. 276(3). En l’espèce, la mise en balance de ces intérêts aurait exigé que tout contre‑interrogatoire soit de portée restreinte.

Le droit de l’innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite.

[38] Les personnes accusées d’infractions criminelles sont présumées innocentes jusqu’à ce que leur culpabilité soit établie. Par conséquent, tout accusé a le droit de présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir un moyen de défense ou de contester la preuve de la poursuite : R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 663. La « défense pleine et entière » est un principe de justice fondamentale, protégé par l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans l’arrêt Seaboyer, la juge McLachlin a expliqué ce qui suit, à la p. 608 :

Le droit de l’innocent de ne pas être déclaré coupable est lié à son droit de présenter une défense pleine et entière. Il doit donc pouvoir présenter les éléments de preuve qui lui permettront d’établir sa défense ou de contester la preuve présentée par la poursuite.

. . .

Bref, la dénégation du droit de présenter ou de contester une preuve équivaut à la dénégation du droit d’invoquer un moyen de défense autorisé par la loi.

L’importance fondamentale du contre‑interrogatoire est reflétée par la règle générale selon laquelle un procureur peut poser toute question, pourvu qu’il le fasse de bonne foi — l’existence d’une preuve indépendante au soutien de la question n’est pas nécessaire

[39] Généralement, un élément essentiel du droit de présenter une défense pleine et entière est le droit de contre‑interroger les témoins à charge sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées : R. c. Lyttle, 2004 CSC 5 (CanLII), [2004] 1 R.C.S. 193, par. 1 et 41; Osolin, p. 664‑665; Seaboyer, p. 608. Le droit de contre‑interroger est protégé à la fois par l’art. 7 et par l’al. 11d) de la Charte. Dans certaines situations, il se peut que le contre‑interrogatoire soit le seul moyen de découvrir la vérité. L’importance fondamentale du contre‑interrogatoire est reflétée par la règle générale selon laquelle un procureur peut poser toute question, pourvu qu’il le fasse de bonne foi — l’existence d’une preuve indépendante au soutien de la question n’est pas nécessaire : Lyttle, par. 46‑48.

[40] Cela dit, le droit de contre‑interroger n’est pas illimité. En règle générale, les questions posées en contre‑interrogatoire doivent être pertinentes et leur effet préjudiciable ne doit pas excéder leur valeur probante : Lyttle, par. 44‑45. Dans les affaires d’agression sexuelle, l’art. 276 restreint expressément la possibilité que la défense pose des questions sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante. Suivant le paragraphe 276(3), le droit à une défense pleine et entière n’est qu’un des facteurs que le juge du procès doit prendre en considération; en effet, ce facteur doit être mis en balance avec le risque de porter atteinte aux autres droits protégés au par. 276(3). Ces restrictions additionnelles sont nécessaires pour protéger les droits à la dignité, à la vie privée et à l’égalité des plaignantes : Osolin, p. 669; voir aussi R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668, par. 61‑68. Elles visent aussi la réalisation d’importants objectifs sociétaux soit, par exemple, celui d’encourager la dénonciation des agressions sexuelles : al. 276(3)b).

[41] Ainsi, le fait que l’accusé doit pouvoir contre‑interroger la plaignante afin de présenter une défense pleine et entière ne clôt pas l’analyse. La portée de ce qu’il est permis de poser comme questions doit en outre être mise en balance avec le risque d’atteinte aux autres droits que protège le par. 276(3), notamment les droits à la dignité et à la vie privée de la plaignante.

Le juge du procès doit continuer à veiller au respect des objectifs de la disposition tout au long du procès. Par ailleurs, s’il survient un changement important des circonstances, une partie peut demander qu’une décision antérieure en matière de preuve soit réexaminée.

[72] L’article 276 continue à s’appliquer, même après le prononcé de la décision initiale sur la preuve. Le juge du procès doit donc continuer à veiller au respect des objectifs de la disposition tout au long du procès. Le contre‑interrogatoire portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante, lorsqu’il est autorisé, doit être étroitement surveillé pour qu’il respecte les limites fixées. Au fur et à mesure que de nouveaux éléments de preuve ressortent, il peut en outre devenir nécessaire de réexaminer des décisions fondées sur l’art. 276 rendues antérieurement.

[73] Premièrement, lorsqu’un contre‑interrogatoire ciblé de la plaignante est permis, le juge du procès doit établir un équilibre délicat qui consiste à donner au procureur la latitude suffisante pour mener un contre‑interrogatoire efficace tout en minimisant tout effet négatif sur la plaignante et sur le processus judiciaire. Les questions proposées doivent être examinées à l’avance et peuvent être réévaluées en fonction des réponses reçues. Dans certains cas, il peut même être opportun d’approuver une formulation précise : voir, p. ex., Nkemka, par. 18; R. c. Akumu, 2017 BCSC 533, par. 26‑31 et 35‑54 (CanLII).

[74] Deuxièmement, en règle générale, une ordonnance relative à l’instruction du procès peut être modifiée ou révoquée s’il y a un changement important des circonstances : motifs de la Cour d’appel, par. 98‑103; voir également R. c. Adams, 1995 CanLII 56 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 707, par. 30; R. c. Calder, 1996 CanLII 232 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 660, par. 21; R. c. La, 1997 CanLII 309 (CSC), [1997] 2 R.C.S. 680, par. 28. Au fur et à mesure que des éléments de preuve ressortent au procès, tant la valeur probante que l’effet préjudiciable potentiel de la preuve proposée peuvent changer. S’il survient un changement important des circonstances, une partie peut demander qu’une décision antérieure en matière de preuve soit réexaminée.

Bien que le par. 276(2) ne s’applique qu’à la preuve présentée par « l’accusé ou son représentant », le par. 276(1) et les principes de common law s’appliquent à la preuve présentée par le ministère public au sujet du comportement sexuel antérieur d’une plaignante.

[78] Bien que le par. 276(2) ne s’applique qu’à la preuve présentée par « l’accusé ou son représentant », le par. 276(1) et les principes de common law s’appliquent à la preuve présentée par le ministère public au sujet du comportement sexuel antérieur d’une plaignante : Barton, par. 80. Dans l’arrêt Seaboyer, la juge McLachlin a souligné l’importance du rôle de gardien que joue le juge du procès en s’assurant que la preuve du comportement sexuel antérieur « possède une valeur probante à l’égard d’un point en litige [et que] le danger d’effet préjudiciable de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante » : p. 635. Quelle que soit la partie qui présente une preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante, il revient au juge du procès d’être sensible au raisonnement fondé sur les deux mythes et au préjudice causé à la plaignante, au processus judiciaire et à l’administration de la justice.

[79] Dans les cas où, comme en l’espèce, la demande de l’accusé fondée sur l’art. 276 a trait à un élément de preuve présenté par le ministère public, il serait prudent d’examiner en même temps l’utilisation que compte faire ce dernier de cette preuve et les contestations que l’accusé lui oppose. En sachant comment les deux parties entendent utiliser la preuve, le juge du procès serait en mesure d’évaluer avec plus d’exactitude l’effet qu’aurait l’admission de cette preuve et de façonner adéquatement les manières dont cette preuve peut être présentée. Qui plus est, la décision du ministère public de présenter un élément de preuve, voire d’assigner un témoin en particulier, relève du pouvoir discrétionnaire du poursuivant : Darrach, par. 69. Si la manière dont la preuve peut être contestée est connue au départ, le ministère public peut décider de manière éclairée si les intérêts de la justice sont servis en l’introduisant.

« Bien que je remette à plus tard l’examen de cette question, je souscris aux propos du juge Paciocco selon lequel il serait incongru de statuer que la déclaration « Je suis vierge » ne fait pas entrer en jeu l’art. 276, alors qu’une réponse au contraire serait manifestement une référence à une activité sexuelle ».

[80] En l’espèce, le ministère public a présenté une preuve du comportement sexuel antérieur de la plaignante. En interrogatoire principal, le ministère public a demandé à la plaignante si elle était « vierge » au moment de l’agression et quand cet « état physique » avait changé. La plaignante a répondu qu’elle était vierge le 1er juillet et a affirmé avoir eu un rapport sexuel pour la première fois le 2 septembre. La médecin de la plaignante a en outre témoigné au sujet de conversations relatives à l’activité sexuelle de la plaignante. Le dossier n’indique pas clairement pourquoi le ministère public a présenté cette preuve de cette façon. Il aurait fallu décider à l’avance si ces déclarations étaient admissibles et comment la défense serait autorisée à les contester.

[81] La question de savoir si l’inactivité sexuelle est visée par l’art. 276 ou par les principes énoncés dans l’arrêt Seaboyer n’est pas directement en cause devant la Cour. Des cours d’appel ont affirmé que l’art. 276 n’empêche pas la plaignante de témoigner au sujet de sa virginité : R. c. Pittiman (2005), 2005 CanLII 23206 (ON CA), 198 C.C.C. (3d) 308 (C.A. Ont.), conf. par 2006 CSC 9 (CanLII), [2006] 1 R.C.S. 381, sur un autre point, par. 33; R. c. Brothers (1995), 169 A.R. 122 (C.A.), par. 26‑29. Toutefois, ces affaires reconnaissent également que l’admission d’une preuve de virginité soulève d’autres questions, notamment (1) les inférences que le juge des faits peut être invité de tirer du fait de la virginité de la plaignante et (2) comment l’accusé peut contester cette allégation : voir Pittiman, par. 34‑37; Brothers, par. 30‑35. Bien que je remette à plus tard l’examen de cette question, je souscris aux propos du juge Paciocco selon lequel il serait incongru de statuer que la déclaration « Je suis vierge » ne fait pas entrer en jeu l’art. 276, alors qu’une réponse au contraire serait manifestement une référence à une activité sexuelle : par. 79.

[82] Dans tous les cas, les questions relatives au moment où la plaignante a cessé d’être vierge tombaient toutefois indéniablement sous le coup de l’art. 276 et des principes énoncés dans l’arrêt Seaboyer. En l’espèce, le ministère public cherchait présumément à confirmer que la plaignante ne s’était pas livrée à une activité sexuelle pendant la période où la conception aurait pu avoir lieu. Les questions de savoir comment le ministère public entendait présenter cette preuve — et de savoir s’il était nécessaire de discuter de son activité du 2 septembre, bien après l’intervalle de conception — auraient dû être évaluées à l’avance et examinées parallèlement à la demande de R.V. fondée sur l’art. 276.