Groupe Essa inc. c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2024 QCCA 30

Si les juges suivent fréquemment les jugements rendus par leurs collègues de la même juridiction, ils le font « par courtoisie ou par solidarité professionnelle, mais surtout par souci d’une meilleure administration de la justice » ; ils n’y sont pas tenus aussi formellement qu’envers les arrêts des tribunaux d’appel, dont l’une des fonctions importantes dans notre système judiciaire est en effet de dire et clarifier le droit

[55]      C’est le cas notamment de la citation partielle, dans son exposé, du paragraphe 26 de l’arrêt Comeau[55], alors qu’elle omet le passage souligné suivant :

[26]        Les tribunaux de common law sont liés par les précédents faisant autorité. Ce principe — celui du stare decisis — est fondamental pour assurer la certitude du droit. Sous réserve d’exceptions extraordinaires, une juridiction inférieure doit appliquer les décisions des juridictions supérieures aux faits dont elle est saisie. C’est ce qu’on appelle le stare decisis vertical. Sans ce fondement, le droit fluctuerait continuellement, selon les caprices des juges ou les nouveaux éléments de preuve ésotériques produits par des plaideurs insatisfaits du statu quo.

[56]      De même, l’appelante réfère à l’arrêt Bois c. R.[56] pour supporter l’importance de la règle du stare decisis horizontal, sans prendre en compte et préciser que, dans cette affaire, la Cour discute de l’importance qu’elle-même suive ses propres précédents[57]. Il n’est pas question dans cet arrêt de l’application du stare decisishorizontal au sein d’un même tribunal d’instance.

[57]      Si les juges suivent fréquemment les jugements rendus par leurs collègues de la même juridiction, ils le font « par courtoisie ou par solidarité professionnelle, mais surtout par souci d’une meilleure administration de la justice »[58]; ils n’y sont pas tenus aussi formellement qu’envers les arrêts des tribunaux d’appel, dont l’une des fonctions importantes dans notre système judiciaire est en effet de dire et clarifier le droit.

Tout dépendra, au sein du tribunal d’instance, de la solidité et de la qualité des motifs du jugement invoqué comme « précédent » ou, en l’absence d’un arrêt d’un tribunal d’appel, de l’unanimité de la jurisprudence de ce tribunal sur une question donnée.

[58]      Tout dépendra, au sein du tribunal d’instance, de la solidité et de la qualité des motifs du jugement invoqué comme « précédent »[59]ou, en l’absence d’un arrêt d’un tribunal d’appel, de l’unanimité de la jurisprudence de ce tribunal sur une question donnée :

Le magistrat de première instance suivra donc habituellement la décision de ses collègues et veillera d’autant plus à s’y conformer quand il s’agira, non pas d’une décision isolée, mais d’une décision qui fait jurisprudence en première instance, jusqu’à l’intervention possible d’une cour de juridiction supérieure.[60]

[59]      À l’inverse, comme l’observe aussi à juste titre l’auteur Mayrand :

[L]ier les juges aux précédents, c’est leur mettre des entraves qui les empêchent de corriger des interprétations erronées. Obliger un juge à faire sienne l’erreur d’un autre, qui a eu l’occasion de s’exprimer avant lui, ne favorise pas le progrès du droit. Comme l’écrit monsieur le juge Jean-Louis Baudouin dans un arrêt récent de la Cour d’appel, « [u]ne erreur maintes fois répétée ne suffit jamais à créer la vérité »[61].

Dans l’arrêt Sullivan, c’est en référant expressément à une « décision faisant autorité » au sein d’un tribunal d’instance que la Cour suprême limite les cas où un juge de la même juridiction peut mettre de côté la règle du stare decisis horizontal et s’en écarter.

[60]      D’ailleurs, dans l’arrêt Sullivan[62], que l’appelante invoque, c’est en référant expressément à une « décision faisant autorité »[63] au sein d’un tribunal d’instance que la Cour suprême limite les cas où un juge de la même juridiction peut mettre de côté la règle du stare decisis horizontal et s’en écarter.

[61]      Or, en l’espèce, j’estime que le jugement Marcotte ne constituait pas une telle « décision faisant autorité » et que le juge n’a commis aucune erreur révisable en concluant que la juge de première instance n’était pas tenue de s’y conformer.

[62]      Premièrement, une décision d’un juge d’instance ne fait pas autorité et ne lie pas les juges du même tribunal simplement parce qu’elle est la première à être rendue sur une question ou un sujet en particulier. En cette matière, autorité et chronologie ne vont pas nécessairement de pair. Ici, le jugement Marcotte semble non seulement constituer une décision isolée, mais il fut rendu avant le jugement de première instance parce que la date d’instruction des constats A fut fixée plus rapidement que celle du constat B.

[63]      Deuxièmement, il m’apparaît évident qu’un juge d’instance ne saurait se sentir lié par le jugement d’un ou d’une collègue s’il estime qu’il comporte une erreur de droit, telle une erreur d’interprétation d’une disposition législative ou réglementaire. Dans un tel cas, plutôt que de référer à la règle du stare decisis horizontal, on devrait plutôt parler d’une question de droit faisant l’objet d’une jurisprudence contradictoire, ce qui peut d’ailleurs justifier l’octroi d’une permission d’appeler[64]. Ainsi, le juge de la Cour supérieure n’a pas erré en concluant que la juge de première instance pouvait substituer à l’interprétation de l’article 17 du Règlement proposée par sa collègue celle qui lui paraissait plus conforme, à la lumière de la Politique. Il me paraît d’ailleurs pertinent de souligner qu’aux fins du présent appel, l’appelante a renoncé au moyen qu’elle invoquait devant la Cour supérieure, selon lequel la juge de première instance a commis une erreur de droit dans l’interprétation du Règlement et de la Politique[65].

[64]      Troisièmement, la lecture de la transcription du jugement Marcotte permet de constater que cette dernière semblait douter de l’interprétation que faisait l’appelante du Règlement et de la Politique. On comprend que c’est au bout du compte en lui faisant bénéficier de l’ambigüité qu’elle décelait dans l’article 17 du Règlement qu’elle l’a acquittée, et non parce qu’elle a formellement décidé que son interprétation était correcte en droit :

Ici, la particularité, c’est que sur le timon, effectivement, on a une boîte qui est amovible qui peut être retirée par des boulons, et ce que la défense mentionne c’est que cette boîte-là, elle est sur le timon. Timon qui n’est pas calculé et, donc, cet espace-là et cette boîte-là ne devraient pas être calculés comme espace de chargement, et donc on serait… on ferait partie de l’exception de l’article 17.

Au niveau de l’interprétation, ce que… c’est clair que lorsqu’il a ambiguïté au niveau de l’interprétation, le doute doit bénéficier à la partie défenderesse.

[…]

Donc, considérant la preuve, et je… je considère que, effectivement, je souscris aux argumentations de la défense et dans les circonstances, il y a un doute par rapport à cette partie-là qui n’est pas incluse dans l’interprétation de la… de… qui fait l’exclusion de l’article 17, donc, dans les circonstances, la partie défenderesse est acquittée.[66]

[Soulignements ajoutés]

[65]      Il serait donc doublement problématique de reconnaître à son jugement un statut de « décision faisant autorité » qui contraindrait les autres juges de paix magistrat, voire les juges de la Cour du Québec, à suivre cette interprétation marquée au sceau de la rapidité, de l’ambigüité et du doute.

[66]      Pour tous ces motifs, je propose de répondre négativement à cette deuxième question et, en conséquence, de rejeter l’appel, avec les frais.