Les objectifs de dénonciation et de dissuasion ne doivent pas dominer la réponse pénologique et les tribunaux ne peuvent, en leur attribuant un poids prédominant pour un crime donné, exclure des choix pénologiques que le législateur lui-même n’a pas exclus.
[29] La manière dont le juge soupèse ou met en balance des facteurs pertinents à la détermination de la peine peut constituer une erreur de principe, notamment s’il a exercé son pouvoir discrétionnaire en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre[20].
[30] Dans l’arrêt Harbour[21], le juge Vauclair observe que les objectifs de dénonciation et de dissuasion ne doivent pas dominer la réponse pénologique et que les tribunaux ne peuvent, en leur attribuant un poids prédominant pour un crime donné, exclure des choix pénologiques que le législateur lui-même n’a pas exclus[22], en l’occurrence la peine avec sursis pour l’infraction de conduite avec les facultés affaiblies causant la mort.
[31] Dans l’arrêt Scraire[23], l’appelant s’était vu refuser le sursis en première instance pour une infraction de conduite avec facultés affaiblies ayant causé la mort d’une personne et des lésions corporelles à une autre. Les paragraphes suivants des motifs du juge Robert pour la majorité[24] revêtent une pertinence particulière au regard de ce qui nous occupe :
Le premier juge a conclu qu’en matière de conduite avec facultés affaiblies causant la mort, les facteurs de dissuasion et de dénonciation empêchent que la peine puisse être purgée dans la communauté.
Avec égards pour l’opinion du premier juge, je crois que la proposition de droit qu’il formule doit être nuancée. En effet, il est vrai qu’en l’espèce les facteurs de dissuasion générale et de dénonciation demeurent des considérations primordiales. Cependant l’application du principe de l’individualisation de la peine exige que le juge considère l’ensemble des circonstances de la commission de l’infraction pour déterminer s’il y a lieu d’appliquer le sursis dans la communauté.[25]
[Soulignements ajoutés]
[32] La juge Deschamps ajoute ce qui suit dans ses motifs concordants :
Je partage l’opinion du juge Robert mais je crois nécessaire d’ajouter un commentaire sur le sursis.
Le juge a écarté le sursis se disant lié par R. c. Biancofiore. Je crois qu’il a commis une erreur.
Comme le juge Rosenberg le signale dans cette affaire, si le besoin de réprimer les infractions reliées à la conduite en état d’ivresse n’a pas diminué depuis l’entrée en vigueur des dispositions permettant l’emprisonnement avec sursis, il demeure que le Parlement n’en a pas exclu l’application. Chaque cas doit être examiné individuellement.
Dans Biancofiore, l’intimé avait commis les infractions alors qu’il était sous probation. Il avait aussi démontré une attitude d’indifférence vis-à-vis les infractions reliées à la conduite en état d’ivresse.
Tel n’est pas le cas ici, pour les motifs donnés par le juge Robert.[26]
[Soulignements ajoutés; renvoi omis]
[33] En l’espèce, comme on l’a vu, le juge conclut que, lorsque la conduite avec facultés affaiblies par l’alcool entraîne la mort, seule la détention ferme peut satisfaire les objectifs de dénonciation et de dissuasion. Rappelons ses conclusions : « La dissuasion et la dénonciation doivent ici occuper le haut du pavé. Les différents tribunaux, à la grandeur du pays, parlent de carnage et de désolation »[27], « […] lorsqu’il y a décès d’une personne consécutive à une infraction relative à l’alcool au volant, le besoin de dénonciation ou de dissuasion est si criant, que seule la prison ferme est la peine qui puisse exprimer l’opprobre de la société à l’égard de l’infraction »[28].
[34] Ces propos constituent une variation sur le thème de ceux qu’avait tenus le juge de la peine dans le récent arrêt Casavant c. R.[29] – dont le juge n’avait pas le bénéfice –et que la Cour a qualifiés d’erreur de principe, avant de substituer une peine d’emprisonnement dans la collectivité à la peine d’incarcération imposée par le premier juge :
[95] Toutefois, afin d’écarter l’emprisonnement dans la collectivité, le juge s’appuie de manière erronée sur la dissuasion et sur la dénonciation.
[96] Je rappelle ses propos cités plus haut, au paragraphe [46] des présents motifs, selon lesquels il faut « prioriser la dénonciation et la dissuasion générale afin de lancer un message clair » et que c’est « par une lourde peine que le message portera » afin « que ce genre de crime cesse ».
[…]
[102] À mon avis, le jugement est effectivement vicié par des erreurs qui ont eu une incidence sur la démarche décisionnelle du premier juge. En particulier, le juge a uniquement et erronément priorisé les objectifs de dénonciation et de dissuasion afin de répondre au crime. Or, les facteurs atténuants retenus par le juge, et repris plus haut, permettent, dans les circonstances du présent dossier, l’emprisonnement dans la collectivité.[30]
[Soulignements ajoutés]
[35] Le raisonnement du juge en l’espèce est aussi très similaire à celui que révisait la Cour dans l’arrêt Brodeur c. R.[31] :
[8] L’appelant reproche au juge de ne pas avoir envisagé sérieusement l’emprisonnement avec sursis, d’avoir accordé un poids excessif aux objectifs de dénonciation et de dissuasion et d’avoir sous-évalué l’ensemble des facteurs atténuants.
[9] La Cour est d’avis que l’appel doit réussir.
[…]
[12] De plus, faut-il le rappeler, la jurisprudence reconnaît que l’emprisonnement avec sursis « est également une sanction punitive propre à permettre la réalisation des objectifs de dénonciation et de dissuasion ».
[13] En fait, bien que le juge ait noté que « la peine [était] ouverte à un emprisonnement dans la collectivité », il s’est dirigé comme s’il y avait une présomption d’inapplicabilité de cette mesure aux infractions dont l’appelant s’est reconnu coupable.
[…]
[15] En l’espèce, le juge a refusé l’emprisonnement avec sursis pour un motif de dissuasion générale, sans égard aux autres objectifs et principes de détermination de la peine et malgré les nombreux facteurs atténuants liés à la situation de l’appelant.
[…]
[17] Cette erreur de principe a eu une incidence véritable sur la détermination de la peine, plus précisément sur l’endroit où la peine serait purgée, ce qui requiert l’intervention de la Cour.[32]
[Certains soulignements ajoutés; renvois omis]
Le juge commet une erreur manifeste lorsqu’il oriente sa décision uniquement en fonction de la conséquence tragique, faisant de la gravité objective de l’infraction un facteur aggravant qui empêche une autre mesure que l’emprisonnement en milieu carcéral.
[36] Enfin, le juge n’avait pas non plus le bénéfice de Rondeau c. R.[33], un arrêt rendu en matière de conduite dangereuse causant la mort et dont certains rappels et enseignements sont applicables, avec les adaptations qui s’imposent, à l’infraction de conduite avec les facultés affaiblies causant la mort :
[48] Le juge commet une erreur manifeste lorsqu’il oriente sa décision uniquement en fonction de la conséquence tragique, faisant de la gravité objective de l’infraction un facteur aggravant qui empêche une autre mesure que l’emprisonnement en milieu carcéral. Simultanément, il commet une autre erreur de principe en évacuant les principes de réhabilitation. Enfin, cela entraîne l’erreur de refuser l’emprisonnement dans la collectivité.
[…]
[51] Ainsi, malgré la mort qui résulte de la conduite délinquante, le législateur laisse la porte ouverte à ce que des mesures substitutives à l’emprisonnement en milieu carcéral soient prononcées.
[52] À mon avis, les décisions pointées par l’appelant, et reprises dans l’arrêt R. c. Ferland, confirment que la peine d’emprisonnement avec sursis fait partie de la mosaïque des peines appropriées. Certes, comme le souligne l’intimé, le législateur a augmenté la peine maximale pour l’infraction. Il omet cependant de considérer que le législateur a également réintégré la possibilité de purger la peine dans la collectivité. Or, ces choix législatifs se complètent. Ils ne peuvent être restreints par des règles ou des principes inflexibles établis par les tribunaux.
[…]
[57] Toutefois, à mon avis, le juge commet une erreur déterminante lorsque, d’une part, il invoque le caractère déterminant de la gravité des conséquences et, d’autre part, il réduit indûment l’effet des facteurs atténuants et de la réhabilitation.
[…]
[60] Il ressort clairement de sa décision que la conséquence tragique, soit la mort de la victime, est le facteur pour lequel le juge refuse d’ordonner l’emprisonnement dans la collectivité. Or, il s’agit du crime uniquement. Il n’est pas contesté que la peine doit à la fois punir le crime et le délinquant.
[…]
[63] Le juge reconnaît par ailleurs que le rapport présentenciel, préparé par une criminologue, conclut que l’environnement social de l’appelant ne démontre aucun facteur criminogène, que l’accident constitue un cas isolé et circonstanciel, que le risque de récidive apparaît faible et que les démarches judiciaires semblent comporter un effet dissuasif significatif.
[…]
[71] Le fait d’ancrer dans les conséquences de l’infraction l’exclusion de l’emprisonnement avec sursis est une erreur puisque le décès est, par nécessité, toujours présent dans le cas d’une conduite dangereuse causant la mort. Le juge s’attarde uniquement à punir l’infraction. Il s’agit d’une erreur de principe qui est aggravée par le fait d’avoir exclu, sans motifs, l’objectif de réhabilitation. Il s’agit de la seconde erreur de principe. Ces deux erreurs ont eu une incidence sur la peine et elles justifient l’intervention de la Cour.[34]
[Soulignements ajoutés; renvois omis]
L’emprisonnement avec sursis peut être justifié dans les cas de conduite avec les facultés affaiblies causant la mort lorsque, par exemple, « la constellation des facteurs atténuants liés à la situation du délinquant s’impose au détriment des objectifs de dénonciation et de dissuasion ».
[37] Bref, comme dans ces affaires, le juge a commis une erreur de principe en donnant un poids dirimant à l’objectif de dénonciation et de dissuasion. Cette erreur a eu un effet sur la peine puisque l’atteinte de cet objectif l’a, à elle seule, amené à refuser le sursis, aux dépens de l’exercice d’individualisation en fonction du rapport présentenciel favorable et de « tous les facteurs atténuants énumérés ci-devant »[35]. Comme l’observent à bon droit les auteurs, l’emprisonnement avec sursis peut être justifié dans les cas de conduite avec les facultés affaiblies causant la mort lorsque, par exemple, « la constellation des facteurs atténuants liés à la situation du délinquant s’impose au détriment des objectifs de dénonciation et de dissuasion »[36].
[38] Ajoutons que, contrairement à d’autres infractions prévues dans le Code criminel, dans le cas de celle de conduite avec les facultés affaiblies causant la mort, le législateur n’enjoint pas aux tribunaux chargés de la détermination de la peine d’accorder « une attention particulière » aux objectifs de dénonciation et de dissuasion[37].
[39] Cette erreur du juge suffit à justifier l’intervention de la Cour, qui peut ainsi substituer son analyse à la sienne pour déterminer la peine qu’elle estime juste et appropriée, étant entendu que les conclusions du juge suivant lesquelles les trois premiers critères du sursis sont satisfaits ne font pas l’objet de l’appel et que seul reste à déterminer si l’imposition d’une peine d’emprisonnement dans la collectivité serait ici conforme aux objectifs de détermination de la peine.