L’arrêt des procédures ne sera ordonné que dans l’éventualité où la situation satisfait au critère exigeant qui requiert qu’elle fasse partie des « cas les plus manifestes ».
[29] Lorsqu’un abus de procédure est constaté, peu importe la catégorie dont il relève, et qu’une garantie de la Charte est violée, le par. 24(1) de la Charte confère au tribunal compétent le pouvoir d’accorder « la réparation [qu’il] estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Un large éventail de réparations s’offre au tribunal (voir, p. ex., O’Connor, par. 77). Toutefois, l’arrêt des procédures est de loin la réparation la plus sollicitée par les personnes victimes d’abus de procédure. Ayant été qualifiée d’« ultime réparation » (Tobiass, par. 86), l’arrêt des procédures ne sera ordonné que dans l’éventualité où la situation satisfait au critère exigeant qui requiert qu’elle fasse partie des « cas les plus manifestes » (O’Connor, par. 69). Pour qu’il s’agisse d’un tel cas, trois conditions doivent être réunies :
(1) il doit y avoir une atteinte au droit de la personne accusée à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54; Babos, par. 32);
(2) il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte (Regan, par. 54; Babos, par. 32);
(3) s’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (Regan, par. 57; Babos, par. 32).
L’intérêt pour agir est considéré comme suffisant dans le cadre d’une demande présentée en vertu du par. 24(1) lorsque la personne accusée allègue que l’un ou l’autre des droits qui lui sont garantis par la Charte a été violé.
[44] La Cour a interprété ce texte et considéré qu’il signifie que l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) est acquis lorsqu’une personne « allègue une atteinte à ses propres droits constitutionnels » (R. c. Albashir, 2021 CSC 48, par. 33; R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96, par. 61; voir aussi R. c. Edwards, 1996 CanLII 255 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 128, par. 55; R. c. Rahey, 1987 CanLII 52 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 588, p. 619; R. c. Big M Drug Mart Ltd., 1985 CanLII 69 (CSC), [1985] 1 R.C.S. 295, p. 313). En d’autres mots, l’intérêt pour agir d’une personne sera jugé suffisant seulement si celle-ci allègue être victime d’une violation de l’un ou l’autre des droits qui lui sont garantis par la Charte.
…
[46] En effet, en matière d’intérêt pour agir, l’accent est mis sur les allégations de la personne qui sollicite une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte. Ces allégations doivent énoncer les éléments essentiels qui devront être démontrés afin d’établir la violation d’au moins un des droits garantis par la Charte à la partie demanderesse. Si elles le font, l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) est acquis.
[47] Selon la Cour d’appel, l’intérêt pour agir ne peut être reconnu qu’aux parties appelantes qui allèguent avoir subi une violation de leur propre droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat ou encore, bien qu’elle ne le mentionne pas expressément, de leur propre droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives (par. 55 et 59). En d’autres mots, elle a conclu que les parties appelantes qui n’ont pas allégué avoir été victime d’une violation d’au moins un des droits garantis par l’art. 8 ou l’al. 10b) de la Charte n’ont pas l’intérêt requis pour demander un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) (par. 58-59). Avec égards, je ne peux souscrire à cette position, car elle ignore l’allégation d’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.
[48] Toutes les parties appelantes ont allégué la violation du droit qui leur est garanti par l’art. 7 de la Charte en raison de l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle (d.a., vol. XI, p. 101-102). Certes, elles ont allégué que cet abus résultait d’un cumul de violations du droit d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives et du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat (d.a., vol. I, p. 150, 154-155 et 158; voir aussi le d.a., vol. X, p. 55-56). Il est également vrai qu’à la face même du dossier, certaines parties appelantes ne pouvaient raisonnablement alléguer avoir subi l’une ou l’autre de ces violations, voire possiblement les deux. Toutefois, cela n’empêchait aucune des parties appelantes d’avoir l’intérêt requis pour demander au tribunal un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) de la Charte et obtenir de ce dernier un jugement sur le bien-fondé de leur demande, si elle avait dûment allégué tous les éléments essentiels qui doivent être démontrés afin d’établir la violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7 en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.
[49] Je suis d’accord avec les parties appelantes pour dire que l’existence d’un préjudice directement personnel ne fait pas partie de ces éléments essentiels. Tel qu’il sera expliqué plus amplement ci-dessous, notre Cour a reconnu à maintes reprises qu’une violation de l’art. 7 de la Charte peut résulter du seul fait qu’une conduite étatique porte atteinte à l’intégrité du système de justice, et ce, peu importe si cette conduite a eu un impact sur les autres droits de la personne qui l’invoque ou sur l’équité de son procès.
Dans le cadre de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, il « est préférable de concevoir le préjudice subi comme un acte tendant à miner les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice.
En d’autres mots, une atteinte aux autres droits de la personne accusée ou à l’équité de son procès sera « pertinente mais non déterminante », car le type de préjudice visé par les principes de justice fondamentale énoncés à l’art. 7 va bien au-delà du préjudice personnel. Il faut seulement conclure à l’existence d’une conduite étatique qui a des répercussions à plus grande échelle, soit une conduite qui porte atteinte à l’intégrité du système de justice aux yeux de la société.
[50] En effet, dans le cadre de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, il « est préférable de concevoir le préjudice subi comme un acte tendant à miner les attentes de la société sur le plan de l’équité en matière d’administration de la justice » (Nixon, par. 41). Comme le note la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt O’Connor, l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle
ne se rapporte pas à une conduite touchant l’équité du procès ou ayant pour effet de porter atteinte à d’autres droits de nature procédurale énumérés dans la Charte, mais envisage plutôt l’ensemble des circonstances diverses et parfois imprévisibles dans lesquelles la poursuite est menée d’une manière inéquitable ou vexatoire au point de contrevenir aux notions fondamentales de justice et de miner ainsi l’intégrité du processus judiciaire. [par. 73]
[52] Bien entendu, le préjudice personnel découlant d’un prétendu abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle ne sera pas sans importance lorsque viendra le temps de statuer sur l’existence de l’abus en question. En fait, les entorses à l’équité du procès d’une personne accusée sont souvent indissociables des atteintes à l’intégrité du système judiciaire et complémentaires à celles-ci (O’Connor, par. 64; voir aussi R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007).
Il demeure qu’une personne accusée peut subir une violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7 en raison d’une conduite étatique qui atteint le seuil requis pour établir l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle sans pour autant avoir été victime d’un quelconque préjudice personnel comme une atteinte à l’un de ses autres droits constitutionnels ou le fait que l’équité de son procès a été compromise.
Mais pour conclure que le droit garanti à une personne accusée par l’art. 7 de la Charte a été violé en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, il doit y avoir un « lien de causalité suffisant » entre la conduite abusive et les procédures visant cette personne
[53] Toutefois, il demeure qu’une personne accusée peut subir une violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7 en raison d’une conduite étatique qui atteint le seuil requis pour établir l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle sans pour autant avoir été victime d’un quelconque préjudice personnel comme une atteinte à l’un de ses autres droits constitutionnels ou le fait que l’équité de son procès a été compromise.
[54] Cela ne veut pas dire que n’importe quelle personne accusée aura l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) en raison de n’importe quelle conduite étatique qui mine l’intégrité du système de justice, peu importe le lien de causalité entre la conduite abusive et les procédures intentées contre elle. Pour conclure que le droit garanti à une personne accusée par l’art. 7 de la Charte a été violé en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, il doit y avoir un « lien de causalité suffisant » entre la conduite abusive et les procédures visant cette personne (Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, par. 75-78). C’est vers ce lien que je me tourne maintenant.
Le lien de causalité entre, d’une part, la conduite étatique qui mine l’intégrité du système de justice et, d’autre part, la mise en cause des intérêts de la personne accusée qui sont protégés par l’art. 7 de la Charte, à savoir la vie, la liberté et la sécurité de sa personne, sera considéré comme suffisant lorsque les procédures criminelles intentées contre cette personne sont entachées.
Cette exigence est conforme à l’objet de la doctrine de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, soit permettre aux tribunaux de protéger l’intégrité du système de justice en se dissociant des conduites étatiques qui abusent du processus judiciaire
[55] À mon avis, le lien de causalité entre, d’une part, la conduite étatique qui mine l’intégrité du système de justice et, d’autre part, la mise en cause des intérêts de la personne accusée qui sont protégés par l’art. 7 de la Charte, à savoir la vie, la liberté et la sécurité de sa personne, sera considéré comme suffisant lorsque les procédures criminelles intentées contre cette personne sont entachées (en anglais, « tainted ») par la conduite abusive (voir R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667).
[56] Les procédures intentées contre une personne accusée seront considérées comme entachées lorsqu’une conduite abusive a eu lieu dans le cadre de l’instance ou encore dans le cadre d’une enquête ou d’une opération policière qui la visait ou qui a autrement servi à recueillir de la preuve destinée à prouver sa culpabilité en lien avec le ou les chefs d’accusation déposés contre elle. Évidemment, il n’est pas nécessaire que la conduite abusive ait eu un impact sur les autres droits garantis par la Charte à cette personne ou encore sur l’équité de son procès pour satisfaire à cette exigence. Elle doit seulement être survenue dans le cadre de l’enquête, de l’opération policière ou de l’instance criminelle visant la personne accusée. En l’absence de ce lien, je vois difficilement comment la vie, la liberté et la sécurité de la personne accusée sont mises en cause par la conduite abusive.
[56] Les procédures intentées contre une personne accusée seront considérées comme entachées lorsqu’une conduite abusive a eu lieu dans le cadre de l’instance ou encore dans le cadre d’une enquête ou d’une opération policière qui la visait ou qui a autrement servi à recueillir de la preuve destinée à prouver sa culpabilité en lien avec le ou les chefs d’accusation déposés contre elle. Évidemment, il n’est pas nécessaire que la conduite abusive ait eu un impact sur les autres droits garantis par la Charte à cette personne ou encore sur l’équité de son procès pour satisfaire à cette exigence. Elle doit seulement être survenue dans le cadre de l’enquête, de l’opération policière ou de l’instance criminelle visant la personne accusée. En l’absence de ce lien, je vois difficilement comment la vie, la liberté et la sécurité de la personne accusée sont mises en cause par la conduite abusive.
[57] Cette exigence est conforme à l’objet de la doctrine de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, soit permettre aux tribunaux de protéger l’intégrité du système de justice en se dissociant des conduites étatiques qui abusent du processus judiciaire (D. M. Paciocco, « The Stay of Proceedings as a Remedy in Criminal Cases : Abusing the Abuse of Process Concept » (1991), 15 Crim. L.J. 315, p. 338). En l’absence de tout lien entre la conduite abusive et les procédures visant la personne accusée, le fait pour le tribunal de s’en dissocier n’aura pas pour effet de préserver l’intégrité du système de justice.
[58] Cette exigence est également cohérente avec les balises applicables à l’octroi d’un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) de la Charte. Composées de trois conditions cumulatives, ces balises permettent de filtrer les demandes en arrêt des procédures afin de s’assurer que seulement les « cas les plus manifestes » donnent droit à cette réparation, ce qui exclut les cas des personnes accusées dont les procédures n’ont pas été entachées au préalable par une conduite abusive.
C’est seulement dans l’éventualité où les procédures visant une personne accusée sont entachées par une conduite abusive que cette dernière pourra prétendre que le refus d’arrêter ses procédures révélera, perpétuera ou aggravera l’atteinte à l’intégrité du système de justice, comme le requiert le par. 24(1) de la Charte. Si, au contraire, les procédures dont elle est l’objet ne sont pas d’abord entachées par une conduite étatique abusive, sa demande d’arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) en raison de cet abus n’aura aucune chance de succès.
[59] Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner la première condition, laquelle reflète le caractère prospectif de la réparation que constitue l’arrêt des procédures (Tobiass, par. 91; Regan, par. 54). Cette condition vise à empêcher que ne se perpétue une atteinte à l’intégrité du système de justice qui, faute d’intervention, continuera à perturber les parties et la société dans son ensemble à l’avenir (O’Connor, par. 75; Tobiass, par. 91; Regan, par. 54; Nixon, par. 42; Babos, par. 35). À cette fin, le tribunal doit se demander si « la tenue d’un procès en dépit de la conduite reprochée causerait [. . .] un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice » (Babos, par. 38). Cette question est indissociable du contexte précis des procédures judiciaires intentées contre chaque personne accusée, car il s’agit des procédures dont l’arrêt est sollicité (Paciocco, p. 341). En d’autres mots, afin de satisfaire à la première condition pour établir qu’un arrêt des procédures s’avère une réparation convenable, la personne accusée doit convaincre le tribunal qu’un préjudice supplémentaire à l’intégrité du système de justice serait causé par la poursuite comme telle des procédures dont elle-même est l’objet.
[60] Or, c’est seulement dans l’éventualité où les procédures visant une personne accusée sont entachées par une conduite abusive que cette dernière pourra prétendre que le refus d’arrêter ses procédures révélera, perpétuera ou aggravera l’atteinte à l’intégrité du système de justice, comme le requiert le par. 24(1) de la Charte. Si, au contraire, les procédures dont elle est l’objet ne sont pas d’abord entachées par une conduite étatique abusive, sa demande d’arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) en raison de cet abus n’aura aucune chance de succès. Pour cette raison, il est tout à fait logique et souhaitable qu’une telle personne n’ait pas l’intérêt requis pour demander un arrêt des procédures en vertu du par. 24(1) en raison de cette conduite.
[63] Il s’ensuit que le fait que la conduite abusive a entaché les procédures visant une personne accusée fait partie des éléments essentiels qui doivent être démontrés afin que cette personne puisse établir une violation du droit qui lui est garanti par l’art. 7 de la Charte en raison d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Une personne accusée qui omet d’alléguer explicitement ou implicitement que les procédures dont elle fait l’objet sont entachées par la conduite étatique abusive n’aura donc pas l’intérêt requis pour demander une réparation en vertu du par. 24(1) en raison d’une telle conduite.
Le cadre d’analyse applicable lorsque l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle résulte de la violation d’autres droits garantis par la Charte.
Il est tout à fait approprié d’avoir recours au cadre d’analyse de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle développé pour l’application de l’art. 7 afin d’analyser tout cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties procédurales dans le but de déterminer si l’ensemble de ces violations atteint le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure, soit une atteinte à l’intégrité du système de justice.
Le cadre d’analyse applicable à chacune de ces garanties procédurales demeurera pertinent pour déterminer si les violations qui composent le cumul ont bel et bien eu lieu. En fait, la détermination de l’existence des violations composant le cumul devra, en toute logique, précéder la détermination de l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle
[66] Dans l’arrêt O’Connor, notre Cour a énoncé que tant l’art. 7 de la Charte que les garanties procédurales spécifiques prévues aux art. 8 à 14visent à protéger à la fois l’intérêt individuel des personnes accusées à un procès équitable et l’intégrité du système judiciaire dans son ensemble (par. 64 et 73). Ce faisant, la Cour n’a pas reconnu un quelconque « droit à la protection contre l’abus de procédure » dans la Charte. Elle a plutôt préféré affirmer que « [s]elon les circonstances, différentes garanties en vertu de la Charte pourront entrer en jeu » (par. 73).
[67] Parfois, les garanties procédurales spécifiques de la Charte seront les mieux adaptées pour corriger des abus de procédure. Par exemple,lorsqu’une personne accusée allègue qu’une inconduite de la Couronne l’a empêchée d’être jugée dans un délai raisonnable, la demande devrait être traitée au moyen du cadre d’analyse relatif à l’al. 11b) de la Charte(O’Connor, par. 73).
[68] Lorsqu’aucune des garanties procédurales spécifiques ne vise l’inconduite alléguée, notre Cour a établi que l’art. 7 de la Charte agit comme rempart et fournit une protection supplémentaire aux personnes accusées en les protégeant contre les conduites étatiques qui portent atteinte d’autres façons à l’équité du procès et contre celles, dites « résiduelles », qui minent autrement l’intégrité du système de justice (Nixon, par. 36). En ce sens, l’art. 7joue un rôle complémentaire à celui des art. 8 à 14 en offrant, contre les abus de procédures, une protection résiduelle qui va au-delà des protections offertes par les garanties spécifiques prévues aux art. 8 à 14. Ce rôle a également été reconnu à maintes reprises par la Cour à l’extérieur du cadre de l’abus de procédure (R. c. J.J., 2022 CSC 28, par. 113; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 24; R. c. White, 1999 CanLII 689 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 417, par. 44; R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668, par. 72 et 76; R. c. Pearson, 1992 CanLII 52 (CSC), [1992] 3 R.C.S. 665, p. 688; R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577, p. 603; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1990 CanLII 135 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 425, p. 537-538).
[69] Il n’est donc pas inusité que l’art. 7 de la Charte soit invoqué en même temps qu’une ou plusieurs autres garanties procédurales. Ce sera le cas lorsque, par exemple, une conduite étatique abusive alléguée ne se limite pas simplement à la violation d’une garantie procédurale prévue aux art. 8 à 14. En effet, des conduites étatiques abusives peuvent prendre toutes sortes de formes. Notre Cour a d’ailleurs reconnu expressément qu’il peut y avoir des cas où « la nature et le nombre des incidents considérés globalement nécessiteraient l’arrêt des procédures même si, pris isolément, ils ne le justifieraient pas » (Babos, par. 73). Cette affirmation s’applique tout autant au stade de la détermination de l’existence d’un abus de procédure. Ainsi, l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle peut résulter d’un cumul d’incidents ou d’inconduites étatiques. De plus, rien ne s’oppose à ce que ces incidents ou ces inconduites prennent la forme de violations d’une garantie procédurale de la Charte et que, par conséquent, l’abus de procédure allégué résulte d’un cumul de violations d’une ou de plusieurs garanties.
[70] Dans ces circonstances, comment concilier les cadres d’analyse en jeu? Notre Cour a tenté par le passé d’établir l’ordre de priorité qu’elle doit suivre lorsqu’une violation de l’art. 7 de la Charte est invoqué conjointement avec une violation d’une ou plusieurs garanties procédurales (R. c. Harrer, 1995 CanLII 70 (CSC), [1995] 3 R.C.S. 562, par. 13; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 76; J.J., par. 213 et 327), mais étant donné les liens « inextricable[s] » entre ces dispositions (Seaboyer, p. 603; Mills, par. 69; J.J., par. 114) et le caractère complémentaires de celles-ci, elle a préféré conclure ainsi :
La méthode qu’il convient d’employer pour évaluer de multiples violations de la Charte alléguées par l’accusé peut dépendre des faits de l’espèce, de la nature des droits protégés par la Charte en jeu et de la manière dont ils se recoupent. La Cour a affirmé à maintes reprises que la méthode pour ce faire est fortement tributaire du contexte et des faits . . .
(J.J., par. 115)
La preuve d’une ou de plusieurs violations n’est pas nécessaire aux fins d’établir l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, car en ce qui concerne ce type d’abus, l’accent est mis sur les conduites qui minent l’intégrité du système de justice, et ce, indépendamment de leur caractère attentatoire à d’autres droits de la Charte.
[73] Avant de me tourner vers le cadre d’analyse applicable en l’espèce, je tiens à réitérer que la preuve d’une ou de plusieurs violations n’est pas nécessaire aux fins d’établir l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, car en ce qui concerne ce type d’abus, l’accent est mis sur les conduites qui minent l’intégrité du système de justice, et ce, indépendamment de leur caractère attentatoire à d’autres droits de la Charte.
Le caractère délibéré et répandu d’une ou de plusieurs violations des droits garantis par la Charte est pertinent pour déterminer si le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle est atteint.
[76] J’ouvre ici une parenthèse. Les parties appelantes prétendent que certaines violations étaient « planifiées et voulues » et que le cumul de celles-ci dénote un « mépris flagrant » envers leurs droits (d.a., vol. I, p. 96). En outre, les parties appelantes qualifient de « systématique[s] » les violations alléguées du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat (p. 92). Il va sans dire que le caractère délibéré et répandu d’une ou de plusieurs violations des droits garantis par la Charte est pertinent pour déterminer si le seuil requis pour établir l’existence de l’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle est atteint.
[77] La Cour a d’ailleurs déjà reconnu la pertinence de ces deux facteurs pour le cadre d’analyse du par. 24(2) de la Charte, au stade de la détermination de la gravité de la conduite attentatoire (R. c. Harrison, 2009 CSC 34, [2009] 2 R.C.S. 494, par. 22 et 25; R. c. Grant, 2009 CSC 32, [2009] 2 R.C.S. 353, par. 75; R. c. McColman, 2023 CSC 8, par. 58). Certes, le par. 24(2) est analytiquement distinct de l’art. 8 et de l’al. 10b) en ce sens qu’il n’entre en jeu qu’au stade de la réparation, après qu’une violation a été constatée. Toutefois, il demeure que la préoccupation principale du par. 24(2), soit la confiance du public envers l’administration de la justice (Grant, par. 67-68), recoupe l’intérêt protégé par l’art. 7 en matière d’abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle, soit l’intégrité du système de justice (O’Connor, par. 61).
Le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat.
[80] L’alinéa 10b) de la Charte prévoit que toute personne a le droit, en cas d’arrestation ou de détention, « d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informé de ce droit ». Dans R. c. Bartle, 1994 CanLII 64 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 173, le juge en chef Lamer a résumé les trois obligations que cette disposition impose aux autorités policières :
(1) informer la personne détenue de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde;
(2) si la personne détenue a indiqué qu’elle voulait exercer ce droit, lui donner la possibilité raisonnable de le faire (sauf en cas d’urgence ou de danger);
(3) s’abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce qu’elle ait eu cette possibilité raisonnable (encore une fois, sauf en cas d’urgence ou de danger).
(p. 192, citant R. c. Manninen, 1987 CanLII 67 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 1233, p. 1241-1242; R. c. Evans, 1991 CanLII 98 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 869, p. 890; R. c. Brydges, 1990 CanLII 123 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 190, p. 203-204.)
[81] Ces trois obligations visent à protéger toute personne qui se retrouve dans une situation de vulnérabilité vis-à-vis l’État du fait de sa détention (R. c. Suberu, 2009 CSC 33, [2009] 2 R.C.S. 460, par. 2 et 40-41). Lorsqu’elle est sous le contrôle des autorités policières, la personne subit une entrave à sa liberté et s’expose à un risque d’auto-incrimination involontaire (R. c. Taylor, 2014 CSC 50, [2014] 2 R.C.S. 495, par. 22, citant Bartle, p. 191).
[82] Alors que la première obligation est déclenchée immédiatement après la mise en détention (Suberu, par. 41), les deuxième et troisième obligations n’entrent en jeu que si la personne détenue indique qu’elle veut exercer son droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Si c’est le cas, les autorités policières ont l’obligation constitutionnelle de faciliter l’accès à cette assistance à la première occasion raisonnable et de s’abstenir de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce moment (Manninen, p. 1241-1242; Taylor, par. 24 et 26).
[83] La question de savoir si le délai qui s’est écoulé entre le moment où la personne détenue indique qu’elle veut exercer son droit et le moment où elle l’exerce est raisonnable en est une de fait, hautement contextuelle (Taylor, par. 24). L’existence d’obstacles ou encore de « circonstances exceptionnelles » justifiant la suspension momentanée de l’exercice du droit ne peut être supposée; elle doit être prouvée (par. 33; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, par. 74; R. c. Strachan, 1988 CanLII 25 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 980, p. 998-999). Il revient toujours à la Couronne de faire la démonstration des circonstances, exceptionnelles ou non, qui font en sorte que le délai était raisonnable (Taylor, par. 24).
[84] Avant d’appliquer ces principes aux faits, je considère nécessaire de rappeler qu’à ce jour la loi n’impose pas aux policières et aux policiers l’obligation spécifique de fournir leurs propres téléphones aux personnes détenues, ni celle d’avoir en main des appareils bon marché en prévision de l’exercice par ces personnes de leur droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat (Taylor, par. 27-28).
En règle générale, les autorités policières ne peuvent pas présumer à l’avance qu’elles seront dans l’impossibilité pratique de faciliter le recours à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Au contraire, elles doivent être attentives aux circonstances particulières de la mise en détention et prendre des mesures proactives afin que le droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat se concrétise en accès à cette assistance.
Mais la question centrale demeure celle de savoir si le délai était raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances, et ce, qu’elles aient été prises en considération ou non par les autorités policières.
[94] Ensuite, bien que je sois d’accord avec le juge de la Cour supérieure pour dire que la pratique qu’il a identifiée est répréhensible, elle n’entraîne pas pour autant la violation automatique de l’une ou l’autre des trois obligations découlant du droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte.
[95] La Cour a déjà reconnu que, en règle générale, les autorités policières ne peuvent pas présumer à l’avance qu’elles seront dans l’impossibilité pratique de faciliter le recours à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Au contraire, elles doivent être attentives aux circonstances particulières de la mise en détention et prendre des mesures proactives afin que le droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat se concrétise en accès à cette assistance (Taylor, par. 33). Il en est ainsi, car la capacité du détenu d’exercer son droit dépend entièrement des autorités policières (par. 25).
[96] Cela dit, le fait pour une policière ou un policier de présumer à l’avance qu’il sera raisonnable de tarder à donner effet au droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, indépendamment des circonstances de la mise en détention, n’entraînera pas à lui seul la violation de ce droit. Après tout, la question centrale demeure celle de savoir si le délai était raisonnable eu égard à l’ensemble des circonstances, et ce, qu’elles aient été prises en considération ou non par les autorités policières. Toutefois, le fait pour les autorités policières de présumer que le délai sera raisonnable fera en sorte qu’il sera beaucoup plus difficile pour la Couronne de démontrer qu’il l’était effectivement.
[97] L’affaire Taylor fournit une illustration de ce principe. Dans cette affaire, notre Cour devait déterminer si l’omission d’un policier et d’une policière de faciliter l’accès de M. Taylor à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat dans les 20 à 30 minutes qui ont séparé le moment où il a été admis à l’hôpital et celui où une première série d’échantillons de sang ont été prélevés constituait une violation de son droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Tant la policière que le policier avaient complètement oublié leur obligation de veiller à ce que M. Taylor puisse exercer son droit à la première occasion raisonnable. Loin de conclure que l’oubli constituait en soi une violation de l’al. 10b) de la Charte, notre Cour s’est plutôt concentrée sur l’impact de cet oubli sur la détermination du caractère raisonnable de l’omission :
Comme les policiers n’ont même pas songé cette nuit‑là à l’obligation qu’ils avaient d’offrir l’accès à un avocat, il s’ensuit qu’il n’y a virtuellement aucune preuve concernant la question de savoir s’il aurait été possible ou non de faire un appel téléphonique en privé et, par conséquent, aucune base permettant d’apprécier le caractère raisonnable de l’omission de faciliter cet accès. [par. 35]
[98] La policière avait pourtant témoigné qu’étant donné l’environnement hospitalier dans lequel M. Taylor se trouvait, il aurait été [traduction] « absolument impossible » pour lui de communiquer avec une avocate ou un avocat de façon confidentielle (par. 30). La Cour a toutefois accordé peu de poids à son témoignage, pour le motif suivant :
. . . cette impossibilité pratique, invoquée rétrospectivement, n’a qu’une pertinence limitée, puisque l’agente a reconnu qu’elle était présente à l’hôpital uniquement pour assurer le suivi des échantillons de sang et que la question de savoir si l’accès à un avocat était possible ne faisait alors pas partie de ses tâches. Par conséquent, elle aussi n’a pas fait de démarches à cet égard auprès des membres du personnel de l’hôpital. [par. 30]
[99] Vu l’absence de preuve justifiant l’omission, notre Cour est donc parvenue à la conclusion que le droit de M. Taylor à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat garanti par l’al. 10b) de la Charte avait été violé avant le prélèvement de la première série d’échantillons sanguins (par. 37).
Il ressort de ce qui précède que le fait pour les autorités policières de reporter l’exercice du droit d’une personne détenue de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat jusqu’au moment où cette personne est conduite au poste de police sans avoir examiné au préalable les circonstances particulières de l’arrestation n’entraîne pas, à lui seul, la violation du droit garanti par l’al. 10b) de la Charte. La question centrale demeure celle de savoir si le délai imposé avant de faciliter l’accès à une avocate ou à un avocat (dans l’affaire Taylor, il s’agissait d’une omission de faciliter cet accès (par. 35)) était raisonnable dans les circonstances. Il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée sur la base de la preuve versée au dossier (par. 24 et 32-33)
[100] Il ressort de ce qui précède que le fait pour les autorités policières de reporter l’exercice du droit d’une personne détenue de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat jusqu’au moment où cette personne est conduite au poste de police sans avoir examiné au préalable les circonstances particulières de l’arrestation n’entraîne pas, à lui seul, la violation du droit garanti par l’al. 10b) de la Charte. La question centrale demeure celle de savoir si le délai imposé avant de faciliter l’accès à une avocate ou à un avocat (dans l’affaire Taylor, il s’agissait d’une omission de faciliter cet accès (par. 35)) était raisonnable dans les circonstances. Il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée sur la base de la preuve versée au dossier (par. 24 et 32-33).
[101] En l’espèce, comme le souligne à juste titre la Cour d’appel, le juge de la Cour supérieure n’a pas, soit dit en tout respect, analysé le caractère raisonnable du délai entre le moment où les parties appelantes du groupe 1 ont indiqué qu’elles voulaient exercer leur droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat et le moment où elles ont pu l’exercer. En effet, ses motifs portant sur le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat des quatre parties appelantes du groupe 1 qui ont manifesté leur intention de s’en prévaloir immédiatement après en avoir été informé omettent de mentionner le temps qu’ont dû attendre trois d’entre elles avant de pouvoir téléphoner à leur avocate ou à leur avocat (motifs de la C.S. (2018), par. 49-54, 58-61 et 68).
[102] De plus, les motifs du juge de la Cour supérieure ne font que mentionner au passage certaines circonstances pertinentes pour l’évaluation du caractère raisonnable du délai, tels le fait qu’une perquisition était en cours, la proximité du poste de police, la sécurité des policières et des policiers, la présence d’un téléphone sur les lieux ainsi que les enjeux liés à la confidentialité d’un éventuel appel, sans jamais analyser leur incidence sur le caractère raisonnable du délai. Dans le cas d’une des quatre parties appelantes en question, les motifs ne font même pas état de l’une ou l’autre de ces circonstances (par. 68). J’ajouterai que nulle part dans les motifs le fait que des complices soient arrêtés au même moment n’est pris en compte.
Contrairement à la situation rencontrée dans l’arrêt R. c. Strachan où la situation devait être stabilisée avant que l’accusé puisse exercer son droit constitutionnel, il n’y a aucune preuve d’une telle situation en l’espèce. Aucun effort n’a été fait pour permettre la communication avec un avocat.
[104] Avec égards, ce paragraphe ne tranche pas la question du caractère raisonnable des délais d’attente des quatre parties appelantes du groupe 1 qui ont manifesté leur intention de se prévaloir immédiatement de leur droit de recourir à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat. Bien que la nécessité de stabiliser les lieux de l’arrestation fasse partie des circonstances exceptionnelles justifiant le report momentané de l’exercice de ce droit (Strachan, p. 998-999), ce n’est pas l’unique facteur à prendre en compte afin d’évaluer le caractère raisonnable du délai.
[105] À la lumière de ce qui précède, je conclus que le juge de la Cour supérieure a commis une erreur de droit en concluant que les allégations de violations du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat étaient fondées à l’égard de toutes les parties appelantes du groupe 1 au seul motif que les autorités policières avaient comme pratique de reporter systématiquement l’exercice de ce droit sans d’abord considérer les circonstances particulières de chaque arrestation. Cette erreur explique pourquoi le juge de la Cour supérieure a conclu que le droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat de trois parties appelantes a été violé alors qu’elles avaient soit déjà exercé, soit reporté à plus tard l’exercice de leur droit après en avoir été dûment informé. Elle explique aussi pourquoi le juge a omis d’analyser le caractère raisonnable du délai entre le moment où les quatre autres parties appelantes du groupe 1 ont indiqué qu’elles voulaient exercer leur droit à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat et le moment où elles ont pu l’exercer.
[106] Comme les parties appelantes ont décidé de fonder leur allégation d’abus de procédure sur l’existence d’un cumul de violations, incluant celle du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat, le juge de la Cour supérieure devait appliquer correctement le cadre d’analyse de l’al. 10b) à l’égard de chacune d’entre elles et tirer les conclusions qui s’imposaient, ce qu’il n’a pas fait.
[107] Bien entendu, la pratique policière répréhensible identifiée plus tôt constitue en soi une inconduite étatique pertinente pour la détermination de l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle. Toutefois, à ce stade-ci, il est impossible de dire si la seule existence de cette inconduite atteignait, aux yeux du juge de la Cour supérieure, le même niveau de gravité que le cumul de violations du droit de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat qu’il croyait avoir identifié. Après tout, le délai écoulé entre l’arrestation et le moment où la possibilité de communiquer avec une avocate ou un avocat a été offerte a varié, selon le cas, de 23 minutes à 1 heure 6 minutes, et l’impact de la pratique policière sur l’équité du procès est, au mieux, incertain (motifs de la C.S. (2018), par. 189-191). Dans ces circonstances, la détermination au cas par cas de l’existence d’une violation du droit garanti par l’al. 10b) de la Charte revêtait une importance accrue aux fins de déterminer la gravité de la pratique policière répréhensible et, ultimement, l’existence d’un abus de procédure relevant de la catégorie résiduelle.
[110] Étant donné que le juge de la Cour supérieure n’a pas procédé à l’analyse individualisée requise par l’al. 10b) de la Charte afin de déterminer si le droit des parties appelantes du groupe 1 de recourir sans délai à l’assistance d’une avocate ou d’un avocat a été violé, notre Cour est placée devant le choix de confirmer le jugement de la Cour d’appel ordonnant la tenue d’une nouvelle audition de leur requête ou d’assumer le rôle de juge des faits. Vu la nature hautement circonstancielle de l’analyse, je suis d’avis qu’il est dans l’intérêt de la justice qu’il y ait une nouvelle audition de la requête des parties appelantes du groupe 1.
La Charte a remplacé, entre les mains des juges, la hache par le scalpel et leur a donné un outil qui permet de façonner mieux que jamais des solutions qui tiennent compte [. . .] des préoccupations parfois complémentaires et parfois contraires que sont l’équité envers les individus [. . .], les intérêts de la société et l’intégrité du système judiciaire
[116] Or, le juge de la Cour supérieure n’a jamais fait mention de cette solution de rechange à l’arrêt des procédures dans son analyse à l’étape de la réparation convenable (motifs de la C.S. (2018), par. 178-222). Il s’est contenté d’affirmer que « l’arrêt des procédures est le remède approprié en l’espèce » (par. 217).
[117] Peut-être était-ce le cas, mais encore fallait-il expliquer pourquoi une réparation moindre que l’arrêt des procédures ne pouvait pas corriger l’atteinte à l’intégrité du système de justice qu’il croyait avoir identifiée (voir, p. ex., Brind’Amour, par. 102-103).
[118] J’ajouterais que cette omission de considérer des réparations moindres est d’autant plus significative dans un contexte où plusieurs personnes accusées demandent une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte en raison d’un même abus de procédure qui les a impactées différemment. Dans ces circonstances, le tribunal peut très bien conclure que la réparation qui corrigerait entièrement l’atteinte à l’intégrité du système de justice causée par cet abus implique des ordonnances individualisées. Après tout, il est important de rappeler ce qui suit :
. . . la Charte a remplacé, entre les mains des juges, la hache par le scalpel et leur a donné un outil qui permet de façonner mieux que jamais des solutions qui tiennent compte [. . .] des préoccupations parfois complémentaires et parfois contraires que sont l’équité envers les individus [. . .], les intérêts de la société et l’intégrité du système judiciaire.
(O’Connor, par. 69)