R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33

[2] Je conclus que lorsque le consentement à des rapports sexuels est conditionnel à l’utilisation d’un condom, le seul cadre d’analyse conforme au texte, au contexte et à l’objet de l’interdiction de l’agression sexuelle est qu’il n’y a pas de consentement à l’acte physique qui consiste à avoir des rapports sexuels sans condom. Les relations sexuelles avec ou sans condom sont des formes fondamentalement et qualitativement distinctes de contact physique. Une personne plaignante qui consent à une relation sexuelle à la condition que son partenaire porte un condom ne consent pas à une relation sexuelle sans condom. Cette approche respecte les dispositions du Code criminel, la jurisprudence constante de notre Cour sur le consentement et sur l’agression sexuelle, ainsi que l’intention du Parlement de protéger l’autonomie sexuelle et la dignité humaine de toutes les personnes au Canada. Puisque seul oui veut dire oui et que non veut dire non, « non, pas sans condom » ne peut vouloir dire « oui, sans condom ». Si le partenaire de la personne plaignante fait fi de sa condition, le rapport sexuel est non consensuel et l’autonomie sexuelle de la personne plaignante ainsi que sa capacité d’agir en toute égalité sur le plan sexuel ont été violées.

[16] Pour décider s’il y a lieu d’accueillir une requête faisant valoir l’absence de preuve, les juges qui président des procès doivent se demander « [s]’il existe ou non des éléments de preuve au vu desquels un jury équitable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité » (R. c. Arcuri, 2001 CSC 54, [2001] 2 R.C.S. 828, par. 21, citant États‑Unis d’Amérique c. Shephard, 1976 CanLII 8 (CSC), [1977] 2 R.C.S. 1067, p. 1080; voir aussiR. c. Monteleone, 1987 CanLII 16 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 154, p. 160‑161). La Couronne doit présenter quelque preuve de culpabilité pour chaque élément essentiel de la définition du crime reproché (R. c. Charemski, 1998 CanLII 819 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 679, par. 2‑3). S’il existe un quelconque élément de preuve admissible, les juges ne peuvent imposer un verdict (Monteleone, p. 160‑161;R. c. Barros, 2011 CSC 51, [2011] 3 R.C.S. 368, par. 48).

[17] Pour trancher une requête faisant valoir l’absence de preuve, les juges des requêtes doivent, comme nous, tenir pour avérés les faits tels qu’exposés par la personne plaignante dans son témoignage. La personne accusée peut avoir une version différente des faits, mais la question qui importe est celle de savoir si le témoignage de la personne plaignante, advenant qu’il soit cru, justifierait une déclaration de culpabilité (Monteleone, p. 160‑161, citant Shephard, p. 1080).

Au début des années 1980, le Parlement a modernisé et fondamentalement restructuré les dispositions du Code criminel relatives aux infractions d’ordre sexuel. Ce changement reflétait le passage d’une [traduction] « catégorisation des infractions d’ordre sexuel fondée sur la nature de l’acte sexuel et la chasteté perçue de la victime vers une conception qui traite l’agression sexuelle beaucoup plus comme les autres crimes de violence »

[26] Au début des années 1980, le Parlement a modernisé et fondamentalement restructuré les dispositions du Code criminel relatives aux infractions d’ordre sexuel. Il a abrogé des règles de preuve discriminatoires et s’est éloigné des dispositions particulières antérieures, comme celles relatives à l’interdiction du viol, pour adopter plutôt des interdictions fondées sur le droit en matière de voies de fait. Ce changement reflétait le passage d’une [traduction] « catégorisation des infractions d’ordre sexuel fondée sur la nature de l’acte sexuel et la chasteté perçue de la victime vers une conception qui traite l’agression sexuelle beaucoup plus comme les autres crimes de violence » (J. Benedet, « Judicial Misconduct in the Sexual Assault Trial » (2019), 52 U.B.C. L. Rev. 1, p. 17).

[27] En conséquence, selon l’al. 265(1)a) du Code criminel, commet des voies de fait quiconque, d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement. Lorsque les voies de fait revêtent un caractère sexuel, il s’agit d’une infraction prévue à l’art. 271 du Code criminel. Le fait de placer les voies de fait au cœur des nouvelles infractions reflète le rôle central que le consentement est censé jouer pour faire la distinction entre une conduite sexuelle criminelle et l’activité sexuelle à laquelle une personne a donné son accord.

[28] Le caractère fondamental du consentement en ce qui concerne l’infraction d’agression sexuelle se dégage du rôle essentiel qu’il joue à l’égard tant de l’actus reus que de la mens rea de l’infraction. L’actus reus de l’infraction consiste en des « attouchements sexuels non souhaités », tandis que la mens rea est l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne, tout en sachant que celle‑ci n’y consent pas ou encore en faisant montre d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à l’égard de cette absence de consentement (R. c. Ewanchuk, 1999 CanLII 711 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 330, par. 23). Pour ce qui est de l’actus reus, l’absence de consentement est entièrement subjective et dépendante de l’état d’esprit de la personne plaignante quant à son souhait que les attouchements aient lieu ou non au moment où ils se sont produits (Ewanchuk, par. 25‑27 et 31). À cette étape, il n’est pas nécessaire d’examiner la perspective de la personne accusée (R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 87 et 89).

En 1992, le Parlement a présenté d’autres modifications quant aux agressions sexuelles dans le projet de loi C‑49, la Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38, art. 1, pour corriger des approches désuètes qui liaient le non-consentement à la résistance physique et pour clore les débats sur la possibilité que la passivité, le silence, la non-résistance ou la soumission puissent constituer un consentement.

(3) Pour l’application du présent article, ne constitue pas un consentement le fait pour le plaignant de se soumettre ou de ne pas résister en raison :

a) soit de l’emploi de la force envers le plaignant ou une autre personne;

b) soit des menaces d’emploi de la force ou de la crainte de cet emploi envers le plaignant ou une autre personne;

c) soit de la fraude;

d) soit de l’exercice de l’autorité.

[40] L’interprétation juridique donnée à l’expression « activité sexuelle » ne peut être étroitement délimitée ou fixée pour toutes les affaires. À l’instar du consentement dont elle est une partie intégrante, elle est liée au contexte et ne peut être appréciée dans l’abstrait; elle se rapporte à des comportements ou à des gestes particuliers (Hutchinson,par. 57; Barton,para. 88). Une bonne part de l’interprétation dépend des faits et des circonstances de l’espèce. De façon très concrète, elle est définie par la preuve et les allégations de la personne plaignante. Quel contact la personne plaignante qualifie‑t‑elle d’illicite? Quels actes ont dépassé les limites du consentement donné? L’activité sexuelle émerge d’une comparaison de ce qui s’est effectivement produit et de ce à quoi l’accord avait été donné, s’il en est. Cela varie inévitablement d’une affaire à l’autre.

Un rapport sexuel avec un condom est une activité sexuelle différente d’un rapport sexuel sans condom.

[42] Pour décider si l’accord de la plaignante à des rapports sexuels avec un condom signifie également qu’elle a donné son accord à des rapports sexuels sans condom, nous partons du principe de l’arrêt Hutchinson selon lequel « l’activité sexuelle » à laquelle la personne plaignante doit donner son accord est « l’acte sexuel physique spécifique » (par. 54 (italique omis)). L’accent doit donc être mis sur l’acte ou les actes sexuels spécifiques, définis par renvoi aux actes physiques en cause. Dans l’arrêt Hutchinson, notre Cour a également donné des exemples de différents actes physiques, comme « les baisers, les caresses, le sexe oral, les rapports sexuels ou l’utilisation d’accessoires sexuels » (par. 54). Les exemples donnés n’étaient que des illustrations et ils ne s’appliquent qu’en comparaison les uns avec les autres, en ce sens que les baisers ne constituent pas le même acte physique que les caresses, que les caresses ne sont pas la même chose que le sexe oral et que les rapports sexuels ne sont pas la même chose que l’utilisation d’accessoires sexuels. Il ne s’agit pas de catégories juridiques fermées ou d’application obligatoire d’activités sexuelles au sens large, sans égard aux allégations et aux éléments de preuve particuliers en cause.

[49] En outre, reconnaître que l’utilisation du condom puisse faire partie de l’activité sexuelle est la seule façon de répondre à la nécessité que la personne plaignante ait donné son consentement affirmatif et subjectif à chaque acte sexuel, et ce, à chaque fois. En plus d’affirmer que tout individu a le droit de décider qui touche leur corps et de quelle manière, cela situe l’utilisation du condom au cœur de la définition du consentement, comme il se doit. Il s’agit de la seule interprétation cohérente avec les principes fondamentaux du consentement exprimés à l’art. 273.1 et dans la jurisprudence de longue date de notre Cour, y compris l’arrêt Hutchinson.

[50] Inclure l’utilisation du condom comme partie de l’activité sexuelle met à bon droit l’accent sur la question suivante qui est au cœur théorique de l’analyse de l’actus reus : y a‑t‑il eu consentement véritable au sens de l’art. 273.1? Depuis l’arrêt Ewanchuk,notre Cour a toujours insisté sur l’importance fondamentale du point de vue subjectif de la personne plaignante à l’étape de l’actus reus (J.A., par. 23 et 45‑46; Barton, par. 87‑89; G.F., par. 29 et 33). L’appréciation du consentement au sens de l’art. 273.1(1)est déterminée par rapport à l’état d’esprit subjectif dans lequel se trouvait en son for intérieur la personne plaignante à l’égard des attouchements, lorsqu’ils ont eu lieu (Ewanchuk, par. 26 et 61). Il s’agit d’une approche purement subjective où seul le point de vue individuel de la personne plaignante est déterminant : elle a consenti ou elle n’a pas consenti (Ewanchuk, par. 27 et 31; J.A., par. 23; Barton, par. 89). Le point de vue de la personne accusée n’est pas pertinent à cette étape (Barton, par. 87 et 89).

La capacité de chaque personne de fixer les limites et les conditions dans lesquelles elle accepte d’être touchée repose sur des notions aussi importantes que l’inviolabilité physique, l’autonomie sexuelle et la capacité d’agir sur le plan sexuel, la dignité humaine et l’égalité.