Pomerleau c. R., 2021 QCCA 1211

MISE EN GARDE : Une ordonnance de non-publication en vertu de l’article 486.4 C.cr. s’applique au présent dossier, interdisant de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime.

Le moment de la commission d’une infraction est une illustration fréquente de divergence avec la preuve, laquelle est rarement matérielle aux questions en litige.

[32] La poursuite est normalement tenue de prouver les particularités spécifiées dans un chef d’accusation[8]. Cela dit, l’article 601 du Code criminel confère au juge un pouvoir discrétionnaire d’amender le chef d’accusation afin de le rendre conforme à la preuve présentée au procès, à moins, toutefois, que l’amendement ne concerne un élément essentiel de l’infraction ou qu’il s’agisse d’un élément crucial pour la défense[9]. Autrement dit, un détail inclus dans le chef d’accusation ne peut être amendé que s’il n’en résulte aucun préjudice à la défense[10]. Le moment de la commission d’une infraction est une illustration fréquente de divergence avec la preuve, laquelle est rarement matérielle aux questions en litige.

[33] Dans tous les cas, la règle fondamentale demeure l’absence de préjudice à la défense[11]. Dans l’arrêt R. v. Irwin de la Cour d’appel de l’Ontario, le juge Doherty énonce clairement ce que constitue « l’absence de préjudice » dans le cadre d’une demande de modification de l’acte d’accusation[12] :

Prejudice in this context speaks to the effect of the amendment on an accused’s ability and opportunity to meet the charge. In deciding whether an amendment should be allowed, the appellate court must consider whether the accused had a full opportunity to meet all issues raised by the charge as amended and whether the defence would have been conducted any differently had the amended charge been before the trial court. If the accused had a full opportunity to meet the issues and the conduct of the defence would have been the same, there is no prejudice[13].

[34] Bien que la question de savoir si une modification doit être accordée ou refusée soit une question de droit[14], « on ne devrait pas intervenir à la légère face à la décision du juge du procès fondée sur une conclusion de préjudice irréparable et on devrait garder à l’esprit la position privilégiée du juge du procès vis-à-vis de l’effet, sur l’équité du procès, d’événements qui se produisent dans la salle d’audience »[15].

[35] Dans l’arrêt R. c. B (G.), la Cour suprême confirme qu’il n’est pas nécessaire de prouver le moment de la commission du crime, à moins que celui-ci n’en constitue un élément essentiel ou bien qu’il s’agisse d’un élément crucial pour la défense. Saisie d’une affaire d’agression sexuelle, la Cour suprême, sous la plume de la juge Wilson, s’en explique ainsi[16] :

En conséquence, lorsqu’un tribunal doit faire face à des circonstances dans lesquelles le moment de l’infraction ne peut être déterminé avec précision ou que la dénonciation est en contradiction avec la preuve, la première question qui se pose est de savoir si le moment de l’infraction est soit un élément essentiel de celle‑ci soit un élément crucial pour la défense. C’est seulement dans les cas où l’on répond par l’affirmative à la première question que le juge des faits doit déterminer si le moment de l’infraction a été démontré hors de tout doute raisonnable. Si la réponse à la première question est négative, une déclaration de culpabilité peut être prononcée même si le moment de l’infraction n’est pas prouvé, pourvu que le reste de la preuve du ministère public soit établi hors de tout doute raisonnable.

[36] Il est acquis que la date de la commission du crime n’est pas un élément essentiel de l’infraction d’agression sexuelle : « Il s’agit d’un crime, peu importe le moment où il a été commis »[17]. Reste donc à déterminer dans quel cas la date de l’infraction devient cruciale à la défense de l’accusé.

Lorsque l’accusé témoigne en fondant sa défense sur la période alléguée dans la dénonciation, le moment de l’infraction sera jugé crucial et devra ainsi faire l’objet d’une preuve hors de tout doute raisonnable

[37] Le moment de l’infraction devient crucial à la défense notamment lorsque l’accusé se défend d’une accusation en fournissant une défense d’alibi, ou bien encore, lorsqu’il s’attarde à contester cet élément précis dans sa défense[18]. Comme le mentionne la Cour suprême, « [t]oute autre conclusion reviendrait à priver un accusé du droit de présenter une réponse et une défense pleine et entière »[19]. C’est donc dire que, lorsque l’accusé témoigne en fondant sa défense sur la période alléguée dans la dénonciation, le moment de l’infraction sera jugé crucial et devra ainsi faire l’objet d’une preuve hors de tout doute raisonnable[20].

[38] L’analyse est particularisée à chaque cas d’espèce. Le récent arrêt R. c. S.D.[21] l’illustre bien. Dans cet arrêt, la Cour suprême adopte les motifs dissidents de la juge en chef Duval Hesler, laquelle estimait que la juge de première instance était fondé à retenir une période d’infraction différente de celle alléguée dans la dénonciation. Au procès, la plaignante avait témoigné d’événements à caractère sexuel qui se seraient déroulés sur un futon dans l’appartement qu’occupait l’appelant à l’été 2001. L’accusation se rapportait pourtant à des événements ayant eu lieu « [e]ntre le 1er avril 2002 et le 31 mai 2002 ». L’appelant s’est fait entendre en défense. Tout en reconnaissant avoir reçu la visite de la plaignante, l’appelant a insisté pour dire qu’il n’avait emménagé dans l’appartement en question qu’à la fin du mois de septembre 2002. C’est dans cette période qu’il aurait fait l’acquisition du futon. La facture d’achat du futon fut également déposée en preuve; celle-ci portait la date du 22 septembre 2002. La juge de première instance a reconnu l’appelant coupable de l’infraction en cause. Se fondant sur la preuve de l’appelant, elle retient toutefois que les gestes se sont déroulés subséquemment au 22 septembre 2002, contrairement à ce qu’énonce l’acte d’accusation. En appel, la question qui se posait était de savoir si la juge d’instance avait erré en droit en retenant une autre date que celle énoncée dans l’acte d’accusation afin de conclure à la culpabilité de l’appelant. La majorité de la Cour conclut à l’affirmative, estimant que la modification de la date avait été préjudiciable à l’appelant dans la conduite de sa défense[22].

[39] De l’avis de la juge Duval Hesler, cependant, la date de l’infraction pouvait être qualifiée d’élément superfétatoire puisque l’appelant ne présentait pas, à proprement parler, une défense d’alibi. Sa défense reposait plutôt sur une question de crédibilité et d’appréciation des faits[23] :

[69] En l’espèce, l’équité du procès n’a pas été atteinte par la modification de l’acte d’accusation. La preuve retenue par le Tribunal de première instance convainquait ce dernier, hors de tout doute raisonnable, que l’événement reproché avait bel et bien eu lieu, peu importe le moment précis auquel il s’était déroulé. La défense reposait entièrement sur une question de crédibilité et d’appréciation des faits. L’appelant n’a subi aucun préjudice en raison de cette modification, qui n’affectait pas l’essence de sa thèse selon laquelle il ne s’était jamais rien produit qui revête une connotation sexuelle entre lui et sa fille.

[70] La loi permettait à la juge de première instance d’agir comme elle l’a fait. Elle n’a pas commis d’erreur de droit. Quant aux faits, les limites du pouvoir d’intervention d’une cour d’appel en matière d’appréciation de la preuve sont bien connues. L’appelant ne fait voir aucune erreur manifeste et dominante dans le jugement entrepris.

[40] La majorité de la Cour suprême, sous la plume du juge Binnie, adopte ce raisonnement dans de brefs motifs[24] :

[1] LE JUGE BINNIE — La Cour, à la majorité, accueille le pourvoi. Le juge Fish est dissident. La question principale dans cet appel est de savoir si la première juge a erré en droit en retenant une autre date que celle énoncée à l’acte d’accusation afin de conclure à la culpabilité de l’intimé accusé de contacts sexuels à l’endroit de sa fille.

[2] La majorité de la Cour est d’accord avec la conclusion de la juge Duval Hesler de la Cour d’appel, dissidente, que « l’équité du procès n’a pas été atteinte [. . .] La preuve retenue par le Tribunal de première instance convainquait ce dernier, hors de tout doute raisonnable, que l’événement reproché avait bel et bien eu lieu, peu importe le moment précis auquel il s’était déroulé » (par. 69). À notre avis, la défense reposait entièrement sur une question de crédibilité. L’intimé n’a subi aucun préjudice.

[…]

[50] En l’espèce, le moment de l’infraction n’était ni un élément essentiel de l’infraction ni un élément crucial à la défense. Contrairement à plusieurs des causes précitées, l’appelant n’a pas présenté une réelle défense d’alibi. Il s’agissait, tout au plus, d’une défense d’opportunité limitée. Si l’appelant a choisi de faire témoigner sa conjointe, c’est d’abord et avant tout pour attaquer la fiabilité du témoignage de la plaignante en relevant plusieurs contradictions et incohérences dans la preuve à charge. C’est pourquoi il insiste sur certaines contradictions dans les dates, mais également dans le récit des gestes rapportés par la plaignante.

[51] Le témoignage en défense a également servi à fonder un doute raisonnable sur l’événement d’incitation à des contacts sexuels, la mère de la plaignante ayant nié avoir été témoin de tels gestes par l’appelant. Par ce témoignage, l’appelant a aussi tenté de contredire la plaignante sur le fait qu’elle s’endormait, à l’occasion, dans le lit parental avant que sa mère ne quitte l’appartement pour aller travailler. Il voulait ainsi attaquer la fiabilité ou la crédibilité de la plaignante sur l’événement impliquant les attouchements non consentis en démontrant que jamais la plaignante ne s’était retrouvée dans le lit parental. Bref, il ne s’agit pas d’un cas où la stratégie de la défense reposait entièrement sur la période alléguée dans le chef d’accusation. L’appelant, on le constate par la lecture de ses plaidoiries, a plutôt voulu soulever un doute sur la fiabilité du témoignage de la plaignante. Jamais il n’a prétendu que la commission des crimes était impossible du fait de la présence de sa conjointe au domicile durant la période alléguée dans le chef d’accusation. La période en question n’était donc pas cruciale à sa défense et la modification effectuée par le juge ne l’a préjudicié d’aucune manière.

[52] La situation diffère grandement de l’arrêt R. c. G.L. cité par l’appelant dans lequel « la date constituait un élément déterminant de l’accusation », en raison d’une modification apportée au Code criminel « en rapport avec l’infraction d’attentat à la pudeur » [25].

[53] La situation diffère également de l’arrêt M.M. c. R.[26], dans lequel l’appelant présentait une réelle défense d’alibi. Dans cette affaire, le ministère public avait insisté sur une seule date et, ce faisant, l’appelant était entièrement fondé à comprendre « qu’il lui suffisait de répondre à cette date pour être acquitté ». C’est loin d’être le cas en l’espèce; la période infractionnelle ne se limite pas à une seule date définie à laquelle il suffirait de répondre pour être acquitté. Il s’agit, au contraire, d’une très longue période de temps où, de toute évidence, l’appelant a été en contact à de multiples reprises avec la plaignante.

[54] Il en va de même de l’arrêt R. v. McMillan[27] dans lequel le moment et le lieu de l’infraction ont acquis une importance particulière dans le but de permettre à l’accusé de comprendre ce qui lui était reproché et de s’en défendre. Ce n’est pas le cas en l’espèce, l’appelant étant bien au fait des gestes en cause.

[55] La situation d’espèce est similaire à celle de l’arrêt R. c. S.D.[28] dans lequel la Cour suprême confirme l’approche adoptée par la juge en chef Duval Hesler. Ici, tout comme dans R. c. S.D., la défense reposait entièrement sur une question de fiabilité et de crédibilité. La divergence de date n’a été invoquée en défense que pour attaquer la crédibilité et la fiabilité du témoignage de la plaignante et non pas pour établir un alibi. C’est probablement la raison pour laquelle l’avocat de l’appelant n’a pas réagi lorsque le juge a mentionné la possibilité de modifier les dates d’infraction, demeurant ainsi muet sur cette possibilité au moment de livrer sa réplique.

[56] Somme toute, le moment de l’infraction était un élément superfétatoire et le juge pouvait condamner l’appelant pour l’infraction commise à une autre date que celles mentionnées dans le chef d’accusation. Pour ces motifs, je rejetterais le premier moyen d’appel.

Une erreur d’appréciation de la preuve n’est assimilable à une erreur judiciaire que lorsque son élimination du jugement saperait l’assise du raisonnement dont découle la déclaration de culpabilité.

[76] Il est bien établi qu’une erreur dans l’appréciation de la preuve peut constituer une erreur judiciaire et permettre l’intervention d’une cour d’appel en vertu de 686(1)a)iii) C.cr., et ce, sans qu’il soit nécessaire de démontrer que le verdict était déraisonnable. Le critère applicable à ce type d’erreur a d’abord été énoncé par la Cour d’appel de l’Ontario dans Morrissey[35], puis a été repris par la Cour suprême dans Lohrer[36] :

L’arrêt Morrissey, faut-il le souligner, établit une norme stricte. L’interprétation erronée de la preuve doit porter sur l’essence plutôt que sur des détails. Elle doit avoir une incidence importante plutôt que secondaire sur le raisonnement du juge du procès. Une fois ces obstacles surmontés, il faut en outre (le critère étant énoncé de manière conjonctive plutôt que disjonctive) que les erreurs ainsi relevées aient joué un rôle capital non seulement dans les motifs du jugement, mais encore « dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité ».

[77] Dans Sinclair, le juge LeBel précise le critère d’intervention :

Lorsqu’il applique le critère de l’arrêt Lohrer, le tribunal d’appel ne doit ordonner un nouveau procès que si le juge du procès a commis une erreur véritable, et non une erreur hypothétique. Les motifs doivent clairement ou essentiellement révéler l’existence d’une erreur réelle. Lorsqu’une telle erreur est effectivement commise, la juridiction d’appel peut aisément expliquer pourquoi elle vicie fondamentalement le raisonnement du juge du procès et préciser où elle se trouve dans les motifs, car elle devient alors assez évidente.[37]

[78] Pour repérer l’erreur judiciaire, les juges d’appel n’ont pas à « disséquer, décortiquer ni examiner à la loupe les motifs d’un juge de première instance »[38]. En somme, « une erreur d’appréciation de la preuve n’est assimilable à une erreur judiciaire que lorsque son élimination du jugement saperait l’assise du raisonnement dont découle la déclaration de culpabilité »[39].