R. c. Lufiau, 2022 QCCA 508

Pouvoir discrétionnaire selon 473 C.cr. :

En raison de l’inexistence d’un droit constitutionnel à un procès sans jury[35] et en l’absence d’une contestation constitutionnelle, le corridor d’intervention d’un tribunal s’avère nécessairement restreint.

Bien entendu, si la poursuite exerce ce pouvoir dans la mise en œuvre d’une fin stratégique illégitime ou en violation des droits constitutionnels d’un accusé, une telle conduite pourrait être considérée comme un abus de procédure.

[58] En raison de l’inexistence d’un droit constitutionnel à un procès sans jury[35] et en l’absence d’une contestation constitutionnelle, le corridor d’intervention d’un tribunal s’avère nécessairement restreint. En effet, puisque l’intention du Parlement doit être respectée, toute décision qui outrepasse le refus de la poursuite selon l’article 473 C.cr. s’avère dans les faits une exemption constitutionnelle, réparation dont la disponibilité est extrêmement limitée[36].

[116]   En raison du rôle historique joué par le jury dans l’administration de la justice criminelle[67] et de la volonté exprimée par le Parlement à l’article 473 C.cr., le fait pour la poursuite de refuser que le procès d’un accusé ait lieu devant juge seul ne peut être, en soi, considéré comme un abus de procédure[68] ou même comme une stratégie illégitime.  Le fait que certains ou même plusieurs facteurs supportaient la tenue d’un procès devant juge seul n’obligeait pas la poursuite à y consentir. L’essence d’un pouvoir discrétionnaire, comme celui de la poursuite selon l’article 473 C.cr., se manifeste en ce qu’il n’impose pas une décision précise[69].

[117]   Bien entendu, si la poursuite exerce ce pouvoir dans la mise en œuvre d’une fin stratégique illégitime ou en violation des droits constitutionnels d’un accusé, une telle conduite pourrait être considérée comme un abus de procédure.

La « remise en cause systématique par les tribunaux »[70] des décisions de la poursuite dans les affaires qui relèvent de sa compétence constitue une « ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes […] pour analyser les divers facteurs »[71]qui doivent être considérés par la poursuite dans sa prise de décision.

[118]   J’estime qu’il n’y a rien de particulier ni d’exceptionnel dans le fait que le procès doive être repris au complet devant jury. Cela sera inévitablement le cas chaque fois qu’il existe un désaccord entre les membres du jury durant leur délibération ou qu’un incident justifiant l’annulation du procès survient alors que celui-ci est presque terminé. La présente affaire n’offre aucune caractéristique distincte parce que le procès de M. Lufiau n’a pu être complété en raison d’un problème de santé ayant requis son hospitalisation d’urgence.

[120]   La décision du juge ne respecte pas le partage reconnu des tâches entre la poursuite et les tribunaux. La « remise en cause systématique par les tribunaux »[70] des décisions de la poursuite dans les affaires qui relèvent de sa compétence constitue une « ingérence de la part de parties qui ne sont pas aussi compétentes […] pour analyser les divers facteurs »[71]qui doivent être considérés par la poursuite dans sa prise de décision.

[121]   En outre, l’adoption par le premier juge d’un critère fondé sur le caractère raisonnable de la décision de la poursuite s’avère particulièrement problématique, car cela pave la voie à un désaccord où l’évaluation du juge se substitue tout simplement à celle de la poursuite[72].

Les tribunaux doivent « s’efforcer de respecter la séparation des fonctions entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire et les rapports qui existent entre ces trois pouvoirs »[79] et ils « doivent être conscients de leur rôle d’arbitre judiciaire et s’abstenir d’usurper les fonctions des autres branches du gouvernement en s’arrogeant des tâches pour lesquelles d’autres personnes ou organismes sont mieux qualifiés ».

[122]   M. Lufiau suggère d’écarter la jurisprudence antérieure concernant l’article 473 C.cr., car ces décisions précèdent plusieurs arrêts de la Cour suprême qui cristallisent une nouvelle culture axée sur la prévention des délais judiciaires.

[123]   Il est vrai que les impératifs de gestion efficace et équitable de l’instance peuvent parfois amener le juge du procès (ou le juge responsable de la gestion de l’instance) à rendre des ordonnances qui visent à prévenir les délais et qui s’immiscent prudemment dans la gestion du litige par les parties[73].

[124]   Ainsi, afin de vaincre la culture de complaisance à l’égard des délais, les juges peuvent et « doivent être novateurs tout en demeurant soucieux de l’équité des procédures »[74] , mais ces pouvoirs ne sont pas sans limites[75]. En effet, ils n’ont pas été adoptés[76] ou reconnus[77] dans un vacuum procédural ou législatif.

[125]   Comme l’explique le juge McIntyre dans l’arrêt Mills, la Charte n’est pas censée «  provoquer le bouleversement du système judiciaire canadien »[78]. Les circonstances de la présente affaire ne justifiaient pas d’ignorer les prescriptions de l’article 473 C.cr. par lequel le Parlement confère à la poursuite un pouvoir discrétionnaire clair ni de rompre l’équilibre délicat du partage des tâches entre la poursuite et les tribunaux.

[126]   Les tribunaux doivent « s’efforcer de respecter la séparation des fonctions entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire et les rapports qui existent entre ces trois pouvoirs »[79] et ils « doivent être conscients de leur rôle d’arbitre judiciaire et s’abstenir d’usurper les fonctions des autres branches du gouvernement en s’arrogeant des tâches pour lesquelles d’autres personnes ou organismes sont mieux qualifiés »[80]. Cela me semble avoir été éloquemment confirmé par l’arrêt Anderson[81].

[127]   Ainsi, une attitude de prudence respectueuse des responsabilités de chaque branche du gouvernement reste de mise, que ce soit lors de la détermination de la réparation juste et appropriée selon le paragraphe 24(1) la Charte, lors de la gestion de l’instance et aussi lors du contrôle par le tribunal de la procédure devant lui.

[128]   Avec respect pour le juge d’instance, bien que son intervention ait été évidemment soucieuse de l’efficacité du processus judiciaire, elle ne respectait pas la nécessaire séparation des tâches entre la poursuite et les tribunaux. Je ne puis souscrire à l’opinion du premier juge selon laquelle la reprise du procès devant jury était déraisonnable et discréditait l’administration de la justice.

[129]   En l’absence d’une violation de la Charte ou même d’une violation anticipée[82], le juge n’avait pas, dans les circonstances de l’espèce, le pouvoir d’outrepasser le refus de la poursuite de consentir à un procès devant juge seul.

[130]   Il convient de préciser que M. Lufiau n’a jamais invoqué l’approche du plafond présumé établi dans l’arrêt Jordan pour revendiquer le droit à un procès devant juge seul, plafond qui n’allait pas être atteint avant décembre 2019 puisqu’il avait été accusé en juin 2017. Quoi qu’il en soit, l’hospitalisation de M. Lufiau possède toutes les caractéristiques d’un événement distinct au sens de l’arrêt Jordan[83].

Les décisions relatives à la façon de présenter la preuve contre l’accusé doivent être laissées à la discrétion du ministère public, en l’absence de preuve d’abus de ce pouvoir discrétionnaire.

Une lecture généreuse des pouvoirs de gestion de l’instance, même insufflée de la philosophie qui sous-tend l’arrêt Jordan, ne permet pas de justifier l’ordonnance rendue par le juge, car celle-ci porte atteinte au pouvoir discrétionnaire de la poursuite de choisir la preuve qu’elle présentera lors du procès.

Garantir l’efficience ne peut toutefois se faire au détriment des règles de preuve. La gestion de l’instance ne peut pas servir à légitimer les décisions erronées en matière de preuve.

[144]   Par ailleurs, je souligne que le juge Beauregard invitait le législateur à évaluer la question[93], ce qu’il fit en adoptant l’article 653.1 C.cr. qui prévoit qu’en cas d’avortement de procès « les décisions relatives à la communication ou recevabilité de la preuve ou à la Charte canadienne des droits et libertés qui ont été rendues dans le cadre de ce procès lient les parties dans le cadre de tout nouveau procès »[94].

[145]   Toutefois, puisque nous devons tenir pour acquis que le législateur connaissait l’arrêt Cliche[95], il faut convenir qu’aucune modification législative ne vise la règle confirmée dans cet arrêt selon laquelle un nouveau procès est un nouveau procès complet[96].

[146]   Avec justesse, M. Lufiau attire l’attention de la Cour sur la préoccupation exprimée par le juge Beauregard dans l’arrêt Cliche au sujet de l’efficacité judiciaire :

[28] Il est certain que le juge qui préside toute deuxième instruction et les parties à cette deuxième instruction doivent avoir le souci de faire économiser temps et argent à tout le monde et qu’une partie qui inutilement refuserait de coopérer dans ce sens pourrait se voir sanctionnée d’une façon quelconque. Le droit à une nouvelle instruction ne comporte pas celui d’abuser de ce droit. En l’espèce, il paraît que les nouveaux éléments de preuve que les parties auraient pu apporter et leurs plaidoiries respectives auraient nécessité beaucoup moins de temps que ce qui a été exigé lors de l’instruction devant le juge Boilard.

[147]   Cela dit, une lecture généreuse des pouvoirs de gestion de l’instance, même insufflée de la philosophie qui sous-tend l’arrêt Jordan, ne permet pas de justifier l’ordonnance rendue par le juge, car celle-ci porte atteinte au pouvoir discrétionnaire de la poursuite de choisir la preuve qu’elle présentera lors du procès.

[148]   Par ailleurs, dans l’arrêt Samaniego, la Cour suprême examine la relation qui existe entre les pouvoirs de gestion de l’instance et les règles de preuve. Elle confirme que « [g]arantir l’efficience ne peut toutefois se faire au détriment des règles de preuve »[97]. De plus, même si la Cour ne souscrit pas « à l’avis selon lequel les décisions relatives à la gestion de l’instance et en matière de preuve doivent toujours rester distinctes »[98] et qu’il peut y avoir un certain chevauchement[99], elle affirme néanmoins clairement le principe selon lequel « la gestion de l’instance ne peut pas servir à légitimer les décisions erronées en matière de preuve »[100].

[149]   Seule une intervention législative peut modifier si radicalement les règles applicables au système de justice criminelle accusatoire[101] et s’immiscer dans le droit des parties de présenter leur preuve[102]. Lorsque le législateur souhaite rendre admissible une preuve déjà présentée ou recueillie antérieurement, il le fait explicitement[103].

[150]   En résumé, même si le juge d’instance était soucieux de l’efficacité et de l’économie des ressources judiciaires et qu’il était animé de considérations pratiques et pragmatiques tout à fait compréhensibles, il ne pouvait, dans les circonstances de l’espèce, intervenir dans l’exercice des pouvoirs discrétionnaires de la poursuite. Le procès tenu devant lui était nul.