R. c. Bertrand Marchand, 2021 QCCA 1285

MISE EN GARDE : Ordonnance limitant la publication – infractions d’ordre sexuel : Il est interdit de publier ou diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime ou d’un témoin (article 486.4(1) C.cr.).

Les ordonnances obligatoires et additionnelles auxquelles le délinquant peut être condamné permettent, avec la peine d’emprisonnement proprement dite, d’atteindre l’objectif de dénonciation et de dissuasion visé par le législateur à l’article 718.01 C.cr.

[103] Comme le soulignait la Cour dans l’arrêt Caron Barrette[85], les ordonnances obligatoires et additionnelles auxquelles le délinquant peut être condamné permettent, avec la peine d’emprisonnement proprement dite, d’atteindre l’objectif de dénonciation et de dissuasion visé par le législateur à l’article 718.01 C.cr. À plus forte raison en l’espèce, alors que les interdits et ordonnances additionnels imposés par la juge aux paragraphes 88, 89, 91 et 92 de ses conclusions sont précisément liés aux pouvoirs ou devoirs que lui impose le législateur en cas de déclaration de culpabilité d’une infraction de leurre[86].

[104] Ainsi, bien que l’article 718.01 C.cr. enjoigne le tribunal, lorsqu’il impose une peine pour une infraction qui constitue un mauvais traitement à l’égard d’une personne âgée de moins de 18 ans, d’accorder une attention particulière aux objectifs de dénonciation et de dissuasion, il ne retire pas de ce fait le pouvoir discrétionnaire du juge d’individualiser la peine eu égard à toutes les circonstances de l’infraction, ainsi qu’aux caractéristiques propres à l’accusé. La tâche essentielle du juge consiste à pondérer et à mettre en équilibre ces objectifs[87], les objectifs d’exemplarité et de dissuasion devant, par exemple, être tempérés par les principes et objectifs d’individualisation et de proportionnalité de la peine[88].

[105] En somme, considérant la norme d’intervention applicable en matière d’appel de la sentence, nous concluons qu’il n’y a pas lieu d’intervenir afin de revoir à la hausse la peine d’emprisonnement de cinq mois que la juge a imposée à l’intimé pour l’infraction de leurre. Elle a eu raison de considérer que l’objectif de dissuasion générale associé par le législateur à la peine minimale obligatoire ne saurait justifier d’infliger à l’intimé une peine exagérément disproportionnée au vu des circonstances particulières de l’infraction et de son degré de responsabilité morale[89]. Certes, la peine qu’elle a imposée peut, surtout à la lumière des enseignements dans Friesen, paraître clémente. Nous ne pouvons toutefois conclure, compte tenu de l’accusation telle que portée, plus précisément de la période visée, des circonstances particulières du dossier et de la preuve partielle dont nous disposons en appel quant à la teneur des échanges entre les parties sur les médias sociaux pour la période de décembre 2014 à septembre 2015, que cette peine est exagérément clémente, manifestement non indiquée ou que la juge a autrement commis une erreur de principe justifiant notre intervention.

[106] Notre collègue aurait été d’avis d’intervenir afin de rehausser la peine pour le leurre de 5 à 12 mois, essentiellement pour deux motifs. Premièrement, la juge aurait commis une erreur de principe en diminuant la gravité subjective de l’infraction au motif que plusieurs contacts sexuels avaient eu lieu sans opposition de la victime. Deuxièmement, la juge aurait aussi commis une autre erreur révisable en limitant la portée du leurre commis par l’intimé, alors que tous les éléments essentiels de l’infraction sont présents.

[107] Avec égards, nous ne sommes pas du même avis.

Bien que tous les éléments essentiels de l’infraction de leurre puissent être présents dans un cas donné, les circonstances de sa commission peuvent grandement varier, affectant d’autant le degré de responsabilité morale du contrevenant.

[108] D’abord, la question du « consentement » de la plaignante réfère davantage aux attouchements sexuels qu’au leurre, seule infraction qui nous concerne en appel. Ensuite, il ressort du jugement que la juge est pleinement consciente du fait que le « consentement de facto » de la plaignante aux relations sexuelles n’est pas un facteur atténuant. Ainsi, lorsqu’elle réfère au consentement dans la section du jugement portant sur le leurre, il faut en comprendre que c’est pour traduire le fait que les circonstances du leurre reproché à l’intimé ne peuvent s’assimiler à du « grooming » au sens de la jurisprudence. La juge indique en effet :

« […] les gestes commis par le délinquant ne constituent pas une manipulation psychologique préparatoire ou « grooming » de l’adolescente dans le but de réduire ses inhibitions et de la convaincre de participer à des activités sexuelles. Elle y a déjà consenti trois fois. Il s’agit plutôt de tentatives répétées, par l’utilisation d’échanges électroniques, d’avoir à nouveau des relations sexuelles avec elle, faites dans le contexte particulier d’une jeune fille vulnérable et suivie par le directeur de la protection de la jeunesse. »
[Soulignement ajouté]

[109] Elle n’assimile donc pas l’absence d’opposition de la victime à une circonstance atténuante quant à l’infraction de leurre, mais y réfère comme un fait chronologique permettant de situer le leurre reproché dans son contexte particulier et d’évaluer ainsi de façon adéquate et individualisée la culpabilité morale de l’intimé.

[110] Quant au fait que la juge aurait commis une erreur révisable en limitant la portée de l’infraction de leurre, les motifs de cette dernière, dans leur ensemble, notamment ceux contenus aux paragraphes 64 et 72, reflètent au contraire la prise en compte que bien que tous les éléments essentiels de cette infraction puissent être présents dans un cas donné, les circonstances de sa commission peuvent grandement varier, affectant d’autant le degré de responsabilité morale du contrevenant. Ainsi, sans y référer expressément dans son jugement, la juge prend ni plus ni moins en compte les commentaires des juges Moldaver et Karakatsanis à ce sujet dans l’arrêt Morrison[90].

[113] Bien que dans l’arrêt Rayo le juge Kasirer, alors de notre Cour, indique qu’en matière de leurre ayant mené à des infractions de nature sexuelle l’imposition de peines consécutives est généralement justifiée[94], la juge n’a commis aucune erreur justifiant notre intervention en concluant que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le leurre commis par l’intimé ne consiste pas en cette période de manipulation psychologique préparatoire caractéristique de cette infraction, mais plutôt de communications qui s’inscrivent dans un continuum environ 18 mois après le début de la relation entre les parties et les trois premières relations sexuelles[95].

L’infraction de leurre vise une multitude de situations et que la peine minimale obligatoire qu’elle comporte s’en trouve d’autant plus vulnérable sur le plan constitutionnel.

[115] Dans l’arrêt Morrison[96], sept des neuf juges, dont le jugement fut rendu par le juge Moldaver, ont estimé « peu judicieux » de statuer sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire d’un an prévue à l’alinéa 172.1(2)a), et ce, compte tenu, d’une part, du principe erroné en droit à partir duquel les cours de juridictions inférieures avaient établi la culpabilité de M. Morrison et, d’autre part, de la décision de la Cour d’annuler le verdict pour ce motif et d’ordonner un nouveau procès[97]. Néanmoins, le juge Moldaver estime opportun d’observer que « plusieurs aspects de l’art. 172.1 semblent, à tout le moins, jeter un doute sur la constitutionnalité de la peine minimale obligatoire prévue à l’al. (2)a) »[98]. En effet, ajoute-t-il, jurisprudence à l’appui, « [l]e paragraphe 172.1(2) “s’applique à une vaste gamme de comportements potentiels”, ce qui le rend potentiellement vulnérable sur le plan constitutionnel, compte tenu de l’éventail d’applications raisonnablement prévisibles de la peine minimale obligatoire […] »[99].

[116] La juge Karakatsanis conclut plutôt dans ses motifs concordants qu’il est préférable de trancher la question constitutionnelle, notamment afin d’éviter que d’autres individus soient déclarés coupables de l’infraction de leurre punissable par voie de mise en accusation et qu’ils puissent se voir condamnés « à une peine minimale obligatoire invalide sur le plan constitutionnel »[100].

[117] Ainsi, elle observe d’abord que l’infraction de leurre vise une multitude de situations et que la peine minimale obligatoire qu’elle comporte s’en trouve d’autant plus vulnérable sur le plan constitutionnel[101].

[118] Incidemment, les juges majoritaires dans l’arrêt rendu par la Cour dans R. c. Lefrançois[102] faisaient une observation sur le même thème concernant les peines minimales obligatoires en général :

[109] Les peines minimales sont critiquées et critiquables. Elles sont à plusieurs égards vulnérables au plan constitutionnel.

[110] En effet, dans les cas qui tomberaient sous le seuil minimal, la peine minimale oblige le juge à s’écarter du principe fondamental de proportionnalité lors du processus de détermination de la peine. La peine minimale fait primer l’objectif de dissuasion au détriment des autres objectifs en matière de détermination des peines.

[111] La peine minimale « modifie le processus général de la détermination de la peine, lequel prend appui sur l’examen de tous les éléments pertinents pour arriver à un résultat proportionné ». Par cette mesure, le législateur cherche à « retirer aux juges le pouvoir discrétionnaire d’infliger une peine inférieure à la peine minimale prescrite ».

[Renvois omis]

[119] La juge Karakatsanis conclut ensuite que la peine minimale obligatoire d’un an prévue à l’alinéa 172.1(2)a) C.cr. viole l’article 12 de la Charte et qu’elle ne peut être justifiée au regard de l’article premier[103].

[120] Cela dit, dans l’arrêt Lloyd[104], la Cour suprême précise qu’une peine « exagérément disproportionnée » est celle qui est « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine », ou encore « odieuse ou intolérable » socialement[105]. La Cour observe par ailleurs que plus la grande variété des comportements et circonstances fera invariablement encourir aux auteurs de l’infraction concernée la peine minimale obligatoire, plus cette peine risque d’être infligée à des délinquants pour lesquels elle sera exagérément disproportionnée[106].

[121] Comme on l’a vu, la juge a effectivement conclu qu’imposer la peine minimale obligatoire d’un an d’emprisonnement à l’intimé pour l’infraction de leurre telle que circonscrite par le chef d’accusation et compte tenu des circonstances de sa commission serait « totalement disproportionné à son endroit »[107] et qu’il y avait donc lieu de la déclarer inopérante dans cette mesure. Pour la juge, un public bien informé serait outré de l’imposition de cette peine de détention à l’intimé compte tenu de l’ensemble des circonstances[108]. On comprend que, pour elle, ce même public comprendrait à l’inverse que l’intimé ne doit pas se voir imposer une peine aussi sévère que celle que commande en principe l’alinéa 172.1(2)a) C.cr.

[122] Étant donné cette conclusion, que nous estimons correcte et qui scelle le sort de la peine minimale obligatoire au regard de l’article 12 de la Charte, la juge n’avait pas à pousser son analyse plus loin et à étudier les applications raisonnablement prévisibles de la peine minimale obligatoire[109]. Comme le souligne en effet aussi la juge Karakatsanis dans l’arrêt Morrison, si le juge conclut que la peine minimale obligatoire est exagérément disproportionnée en tenant compte de la situation particulière du délinquant concerné, la peine minimale obligatoire viole l’article 12, sans nécessité de pousser l’analyse plus loin afin de vérifier si la peine minimale serait exagérément disproportionnée dans d’autres cas raisonnablement prévisibles[110].

[130] Pour tous ces motifs, nous proposons donc d’accueillir la requête en autorisation d’appel, de rejeter l’appel et de déclarer que la peine minimale obligatoire prévue à l’article 172.1(2)a) C.cr. enfreint l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés dans le cas de l’intimé et qu’elle est inopérante à son égard.