Law Society of Saskatchewan c. Abrametz, 2022 CSC 29

[32] Les législateurs délèguent des pouvoirs aux décideurs administratifs en raison de la proximité des décideurs et des parties intéressées ainsi que de la réceptivité des décideurs envers ces dernières; de la capacité des décideurs de trancher de manière rapide, souple et efficace; et de leur faculté d’alléger et de simplifier la procédure et de favoriser ainsi l’accès à la justice : Vavilov, par. 29.

L’abus de procédure est un vaste concept, qui s’applique dans des contextes variés.

La doctrine met davantage l’accent sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire que sur l’intérêt des parties.

[33] La doctrine de l’abus de procédure tire ses origines du pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent que possèdent les tribunaux judicaires d’empêcher les abus de procédure : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, par. 35; Behn c. Moulton Contracting Ltd., 2013 CSC 26, [2013] 2 R.C.S. 227, par. 39; R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, p. 612; P. M. Perell, « A Survey of Abuse of Process », dans T. L. Archibald et R. S. Echlin, dir., Annual Review of Civil Litigation 2007 (2007), 243, p. 243. Cette doctrine a été reconnue par notre Cour dans R. c. Jewitt, 1985 CanLII 47 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 128, p. 135‑137, où la Cour a cité les propos du juge Dubin, qui avait déclaré ce qui suit dans l’affaire Regina c. Young (1984), 1984 CanLII 2145 (ON CA), 40 C.R. (3d) 289 (C.A. Ont.), p. 329 :

[traduction] [L]e juge du procès a un pouvoir discrétionnaire résiduel de suspendre l’instance lorsque forcer le prévenu à subir son procès violerait les principes de justice fondamentaux qui sous‑tendent le sens du franc‑jeu et de la décence qu’a la société, ainsi que d’empêcher l’abus des procédures de la cour par une procédure oppressive ou vexatoire. [Je souligne; p. 135.]

[34] L’abus de procédure est un vaste concept, qui s’applique dans des contextes variés : S.C.F.P., par. 36; Behn, par. 39. En matière criminelle, le traitement injuste ou oppressif infligé à un accusé peut constituer un abus des procédures d’une cour de justice et justifier une intervention judiciaire : R. c. Cawthorne, 2016 CSC 32, [2016] 1 R.C.S. 983, par. 25, citant Power, p. 612‑615; Jewitt, p. 136‑137; R. c. O’Connor, 1995 CanLII 51 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 411, par. 59. En matière civile, un abus de procédure peut justifier l’octroi d’une requête en radiation ou d’une requête visant à empêcher qu’une question soit débattue à nouveau : voir Behn; Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 2000 CanLII 8514 (ON CA), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), inf. par 2002 CSC 63 (CanLII), 2022 CSC 63, [2002] 3 R.C.S. 307.

[36] La doctrine met davantage l’accent sur l’intégrité du processus décisionnel judiciaire que sur l’intérêt des parties : S.C.F.P., par. 43; R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, p. 1667; R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, p. 1007. La bonne administration de la justice et la protection de l’équité se trouvent au cœur de la doctrine : Behn, par. 41; Colombie‑Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, [2011] 3 R.C.S. 422, par. 24‑25 et 31. Celle‑ci vise à prévenir l’iniquité en empêchant « les recours abusifs » : Figliola, par. 34, se référant à Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, par. 20.

Il est nécessaire que les décideurs administratifs rendent leurs décisions promptement et efficacement. Cependant, il y a d’importantes raisons pour lesquelles l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux procédures administratives.

[46] L’existence de délais excessifs dans des procédures administratives, tout comme dans d’autres procédures juridiques, va à l’encontre des intérêts de la société. Il est nécessaire que les décideurs administratifs rendent leurs décisions promptement et efficacement. Les délais en matière de justice administrative compromettent la réalisation d’un objectif fondamental de la délégation de pouvoirs décisionnels à ces organismes — un processus décisionnel rapide et efficient.

[47] Cependant, il y a d’importantes raisons pour lesquelles l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux procédures administratives. Cet arrêt porte sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Aucun droit de la sorte garanti par la Charte ne s’applique aux procédures administratives. Par conséquent, il n’existe pas de droit constitutionnel d’être « jugé » dans un délai raisonnable en dehors du contexte de procédures criminelles.

[48] Il existe des différences fondamentales entre les procédures criminelles et les procédures administratives : Blencoe, par. 88‑96. Les enquêtes menées par les commissions des droits de la personne visent à déterminer ce qui s’est passé et à régler la situation selon une procédure non contradictoire. L’objectif des procédures en matière de droits de la personne est d’éradiquer la discrimination, et non de punir un contrevenant : Blencoe, par. 94 et 126. Des distinctions semblables peuvent être établies entre les procédures disciplinaires et les procédures criminelles. Alors que les premières visent à réglementer la conduite professionnelle dans une sphère d’activité privée et limitée, les secondes visent à maintenir l’ordre et le bien‑être publics au profit de l’ensemble de la population : R. c. Wigglesworth, 1987 CanLII 41 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 541, p. 560.

Les procédures disciplinaires ne sont ni des instances civiles ni des instances criminelles, mais plutôt des procédures sui generis. Elles visent à maintenir la discipline au sein d’une sphère d’activité privée et limitée. Elles diffèrent des instances criminelles, qui sont de nature publique et visent à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique.

[53] Les organismes disciplinaires ont pour objectifs de protéger le public, de réglementer leur profession respective et de préserver la confiance du public envers ces professions : The Legal Profession Act, 1990, art. 3.1 et 3.2; Pharmascience Inc. c. Binet, 2006 CSC 48, [2006] 2 R.C.S. 513, par. 36; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, par. 16; Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500, par. 17; Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, 1991 CanLII 26 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 869, p. 887‑888; Wigglesworth, p. 560; G. MacKenzie, Lawyers & Ethics: Professional Responsibility and Discipline (feuilles mobiles), § 26:1. Le client ou le patient d’un professionnel est souvent dans une position de vulnérabilité dans sa relation avec celui‑ci : Pharmascience Inc., par. 36; Fortin, par. 17. Le public accorde une grande confiance aux conseils et aux services des professionnels : Pharmascience Inc., par. 36.

[54] Les procédures disciplinaires ne sont ni des instances civiles ni des instances criminelles, mais plutôt des procédures sui generis : MacKenzie, § 26:2; Béliveau c. Comité de discipline du Barreau du Québec, 1992 CanLII 3299 (QC CA), [1992] R.J.Q. 1822 (C.A.). Elles visent à maintenir la discipline au sein d’une sphère d’activité privée et limitée. En conséquence, comme je l’ai expliqué précédemment, elles diffèrent des instances criminelles, qui sont de nature publique et visent à promouvoir l’ordre et le bien‑être publics dans une sphère d’activité publique : Wigglesworth, p. 560; Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, par. 45.

Lorsqu’une partie demanderesse soutient qu’un délai excessif constitue un abus de procédure, les tribunaux judiciaires et administratifs doivent d’abord établir la longueur et les causes du délai : Blencoe, par. 122.

Aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais. Le point final est le moment où la procédure est terminée, ce qui inclut le temps pris pour rendre la décision.

Le tribunal judiciaire ou administratif doit également prendre en considération les causes du délai. Cela inclut la question de savoir si la partie demanderesse a contribué au délai ou renoncé à certaines parties de celui‑ci : Blencoe, par. 122

[57] Lorsqu’une partie demanderesse soutient qu’un délai excessif constitue un abus de procédure, les tribunaux judiciaires et administratifs doivent d’abord établir la longueur et les causes du délai : Blencoe, par. 122.

[58] L’obligation d’équité est pertinente à toutes les étapes des procédures administratives, y compris à l’étape de l’enquête : D. P. Jones et A. S. de Villars, Principles of Administrative Law (7e éd. 2020), p. 285; Garant, p. 655‑657; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1987 CanLII 81 (CSC), [1987] 1 R.C.S. 181; Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 1989 CanLII 44 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 879; voir, p. ex., Blencoe, par. 123. Aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais. Le point final est le moment où la procédure est terminée, ce qui inclut le temps pris pour rendre la décision.

[61] En plus de tenir compte de la longueur du délai, le tribunal judiciaire ou administratif doit également prendre en considération les causes du délai. Cela inclut la question de savoir si la partie demanderesse a contribué au délai ou renoncé à certaines parties de celui‑ci : Blencoe, par. 122.

[62] Si le délai a été causé par la partie qui se plaint de celui‑ci, le délai ne peut pas constituer un abus de procédure : Blencoe, par. 125; Diaz‑Rodriguez c. British Columbia (Police Complaint Commissioner), 2020 BCCA 221, 39 B.C.L.R. (6th) 87, par. 50; Camara c. Canada, 2015 CAF 43, par. 13‑14 (CanLII). Le délai ne sera pas non plus inéquitable s’il représente un aspect inhérent à un processus équitable.

[63] Il est possible de renoncer à un délai, que ce soit de manière explicite ou implicite. Par conséquent, si la partie demanderesse requiert la suspension des procédures ou qu’elle ne s’y est pas opposée en attendant que d’autres enquêtes soient menées et qu’elle a agi d’une manière indiquant sans équivoque qu’elle a acquiescé à un tel délai, cela peut constituer une renonciation : Diaz‑Rodriguez, par. 51.

Le fait que l’organisme dispose de ressources insuffisantes ne saurait jamais justifier un délai excessif.

[64] Enfin, la question de savoir si l’organisme administratif a utilisé ses ressources efficacement doit être considérée lors de l’analyse du délai excessif. Cela dit, le fait que l’organisme dispose de ressources insuffisantes ne saurait jamais justifier un délai excessif : Blencoe, par. 135. Les tribunaux administratifs ont l’obligation de consacrer les ressources adéquates afin d’assurer l’intégrité du processus : voir Hennig c. Institute of Chartered Accountants (Alta.), 2008 ABCA 241, 433 A.R. 221, par. 31.

La complexité des faits d’une affaire et des questions en litige aura une incidence sur le temps requis pour trancher cette affaire.

[66] La complexité des faits d’une affaire et des questions en litige aura une incidence sur le temps requis pour trancher cette affaire. Par exemple, des allégations d’agression sexuelle pourraient entraîner des enquêtes longues et difficiles. Par contraste, une grande quantité de documents n’est pas nécessairement synonyme de complexité, particulièrement dans le cas d’une affaire courante concernant des questions à l’égard desquelles le tribunal possède de l’expérience. Pour déterminer si un délai est excessif ou non, il faut tenir compte de la grande variété de contextes qui caractérise le système de justice administrative.

La condition requérant l’existence d’un préjudice important découle des fondements de la doctrine de l’abus de procédure en droit administratif. Si le délai suffisait à lui seul pour entraîner un abus de procédure, cela « reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire ».

[67] La condition requérant l’existence d’un préjudice important découle des fondements de la doctrine de l’abus de procédure en droit administratif. Si le délai suffisait à lui seul pour entraîner un abus de procédure, cela « reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire » : Blencoe, par. 101. Ce n’est que lorsque le délai est au détriment de la partie touchée qu’un tribunal judiciaire ou administratif conclura à l’abus de procédure : Blencoe, par. 109; Brown c. Assn. of Professional Engineers and Geoscientists of British Columbia, [1994] B.C.J. No. 2037 (QL), 1994 CarswellBC 2980 (WL); Stefani c. College of Dental Surgeons (British‑Columbia) (1996), 1996 CanLII 877 (BC SC), 27 B.C.L.R. (3d) 34 (C.S.); Misra c. College of Physicians & Surgeons of Saskatchewan (1988), 1988 CanLII 211 (SK CA), 52 D.L.R. (4th) 477 (C.A. Sask.). En outre, il arrive parfois que le délai soit lui‑même bénéfique pour la partie touchée. Par exemple, si celle‑ci est passible de radiation du barreau, elle pourrait accueillir favorablement les délais dans le déroulement des procédures administratives, dans la mesure où ils lui permettent de continuer à exercer. Voilà quelques‑unes des raisons pour lesquelles, en ce qui concerne les délais administratifs, la doctrine de l’abus de procédure exige la preuve d’un préjudice important.

[68] La réalité est qu’une enquête ou des procédures visant une personne tendent à perturber sa vie. C’était le cas dans l’affaire Blencoe, dans laquelle les juges majoritaires ont reconnu que M. Blencoe et sa famille avaient subi un préjudice dès que les allégations de harcèlement sexuel formulées contre lui avaient été rendues publiques. La Cour a toutefois conclu qu’on ne pouvait pas dire que ce préjudice résultait directement du délai qui avait caractérisé les procédures en matière de droits de la personne. Il découlait plutôt du fait que de telles procédures avaient été engagées : par. 133. C’est le préjudice causé par le délai excessif qui est pertinent dans l’analyse relative à l’abus de procédure. Cela dit, le préjudice causé à une personne par l’enquête ou les procédures dont elle fait l’objet peut être exacerbé par un délai excessif. Cela doit être pris en compte : par. 68‑73 et 133.

Le préjudice peut également prendre la forme d’une attention médiatique prolongée et envahissante, particulièrement en raison des progrès technologiques, de la vitesse à laquelle l’information peut circuler de nos jours et de la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder.

[69] L’existence ou non d’un préjudice est une question de fait. Par exemple, il peut s’agir d’un préjudice psychologique important, d’une réputation entachée, d’une vie familiale perturbée ou encore de la perte d’un emploi ou d’occasions d’affaires. Le préjudice peut également prendre la forme d’une attention médiatique prolongée et envahissante, particulièrement en raison des progrès technologiques, de la vitesse à laquelle l’information peut circuler de nos jours et de la facilité avec laquelle il est possible d’y accéder.

[72] L’analyse permettant de déterminer si un délai constitue un abus de procédure comporte trois volets. Premièrement, le délai doit être excessif. Pour déterminer si un délai est excessif, il faut évaluer le contexte dans son ensemble. Deuxièmement, le délai doit avoir causé un préjudice important. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de déterminer si l’abus de procédure est établi. L’abus de procédure sera établi si le délai est manifestement injuste envers la partie aux procédures ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice : Behn, par. 40‑41.

Lorsqu’un abus de procédure a été établi, plusieurs réparations peuvent être accordées.

[75] Les réparations accordées en cas d’abus de procédure peuvent viser différents objectifs. Elles peuvent indemniser la partie demanderesse du préjudice que lui a causé le délai. Elles peuvent inciter le décideur à s’attaquer à des problèmes de délai systémique. Elles peuvent aussi exprimer les préoccupations du tribunal judiciaire ou administratif concerné à l’égard des délais dans le système de justice administrative.