Gascon c. R., 2020 QCCA 622

Pour que le juge du procès soit tenu en droit de donner au jury des directives sur l’intoxication, il doit être convaincu que l’intoxication a eu un effet qui pourrait avoir vicié la prévision des conséquences par l’accusé d’une manière suffisante pour susciter un doute raisonnable ».

[55] Cette façon de voir de la juge du procès peut être perçue comme le juste reflet du témoignage de la toxicologue judiciaire relativement à la concentration des substances ingurgitées ainsi que leur effet réel puisque cet état d’intoxication ne présentait pas d’air de réalité. Les éléments de preuve qui se rapportent à l’état d’intoxication de l’accusé au moment du crime ne peuvent donc constituer des éléments « qui ont pu, de façon réaliste, avoir une incidence sur l’état mental de l’accusé au moment de l’infraction reprochée »[46]. En effet, comme l’enseigne la Cour suprême :

[44] Puisque la preuve d’une intoxication légère n’a jamais constitué un moyen de défense, il est clair que le juge du procès n’a pas à donner de directives au jury à ce sujet; en effet, la défense ne serait pas vraisemblable. C’est au par. 48 de Robinson qu’est décrite la condition préalable pour que le juge ait l’obligation de donner au jury des directives sur l’intoxication : « pour que le juge du procès soit tenu en droit de donner au jury des directives sur l’intoxication, il doit être convaincu que l’intoxication a eu un effet qui pourrait avoir vicié la prévision des conséquences par l’accusé d’une manière suffisante pour susciter un doute raisonnable » (soulignement omis). Voilà la condition préalable pour qu’il soit nécessaire de donner des directives au jury sur l’ivresse avancée.[47]

[Soulignements ajoutés]

[56] C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle en est récemment venue cette Cour dans l’arrêt Demers-Thibault c. R., où le juge Ruel écrit :

[89] Puisque la juge détermine que l’appelant ne pouvait présenter une défense d’intoxication, elle n’était pas tenue d’attirer l’attention du jury sur les éléments de preuve démontrant cette intoxication et de faire un lien entre cette intoxication et la déduction conforme au bon sens.[48]
[Renvoi omis]

[57] Je crois utile d’ajouter que la juge de première instance n’avait pas à mentionner les éléments de preuve qui n’étaient pas pertinents pour trancher les questions soulevées par les parties en application de leur théorie respective. En effet, comme l’écrit le juge Bastarache pour la majorité dans l’arrêt Daley :

[57] L’étendue de la récapitulation de la preuve [TRADUCTION] « variera en fonction des cas, et le critère à appliquer est celui de l’équité. L’accusé a droit à un procès équitable et à une défense pleine et entière. Dans la mesure où l’exposé présente la preuve d’une façon qui permette au jury de bien comprendre les questions à trancher et la défense soumise, il est adéquat » : voir Granger, p. 249. Dans R. c. Jack (1993), 1993 CanLII 15019 (MB CA), 88 Man. R. (2d) 93 (C.A.), conf. par 1994 CanLII 87 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 310, le juge en chef Scott a décrit succinctement l’obligation du juge du procès qui : [TRADUCTION] « consiste à expliquer les éléments de preuve déterminants ainsi que les règles de droit et à les rattacher aux questions fondamentales en des termes simples et intelligibles » (par. 39).[49]

Lorsque la colère ou des émotions équivalentes et d’autres éléments de preuve sont pertinents, comme l’intoxication, tous ces éléments doivent être soupesés cumulativement pour trancher la question de l’intention. Il ne s’agit pas de donner à cette émotion, colère ou autre, un caractère de défense autonome, mais d’évaluer le poids cumulatif des éléments pertinents.

[58] L’appelant fait maintenant valoir que la colère qui pouvait l’animer au moment du crime faisait en sorte qu’il ne pouvait avoir l’état d’esprit requis pour former le « propos délibéré » nécessaire pour commettre un meurtre.

[59] L’appelant, avec raison d’ailleurs, a reconnu à l’audience que les directives données par la juge relativement à la préméditation et le propos délibéré sont claires. J’ajoute qu’elles sont sans reproche. Mais il fait maintenant valoir que la juge a commis une erreur de droit, en ne donnant pas une directive de type rolled-up qui aurait eu pour effet d’inviter les jurés à considérer la colère de l’appelant en combinaison avec les autres éléments pertinents de la preuve en mesure d’établir l’état mental de l’accusé.

[60] Le juge David Watt, maintenant à la Cour d’appel de l’Ontario, explique ainsi la directive de type rolled-up :

A rolled-up instruction is a stew of failed individual defences, justifications, or excuses whose ingredients are combined together and left with other relevant evidence for jurors to consider cumulatively in deciding whether [prosecution] has proven the mental element essential in murder.[50]

[61] Le juge Watt précise d’ailleurs sa pensée lorsqu’il écrit, dans l’arrêt R. c. Durant :

[178] A final point has to do with the “rolled-up” instruction, a direction that counsels jurors to consider all the circumstances surrounding an unlawful killing to determine whether their cumulative effect raises a reasonable doubt about the accused’s state of mind such that the unlawful killing is not murder but manslaughter. On their own, none of the factors, such as drug consumption, anger, immediate reaction, or provocative words or conduct by the deceased may be able to ground a specific defence like justification or excuse. But sometimes the whole exceeds the sum of its individual parts. Once again, the obligation to give this instruction depends on satisfaction of the air of reality standard.[51]

[Soulignement ajouté]

[62] Notre Cour a récemment eu l’occasion d’apprécier une situation semblable. Dans l’affaire Palma c. R.[52], l’appelant reprochait au juge de première instance de ne pas avoir donné les directives au jury sur la défense de provocation et subsidiairement sur l’effet des paroles provocantes sur l’intention alors qu’il était intoxiqué. Le juge Vauclair écrit ce qui suit :

[35] Reste que les circonstances qui ne suffisent pas à soutenir une défense de provocation, notamment la conduite de la victime, peuvent être pertinentes pour évaluer l’intention. Le jury doit être guidé sur tous les éléments qui peuvent avoir un impact sur celle-ci : R. c. Bouchard, 2014 CSC 64 (CanLII), [2014] 3 R.C.S. 283.

[36] Dans cet arrêt, la Cour confirme sommairement la Cour d’appel de l’Ontario : R. c. Bouchard, 2013 ONCA 791. Dans cette affaire, le juge du procès avait correctement instruit le jury sur la défense de provocation et l’intoxication. Même s’il rejetait ces deux moyens individuellement, le juge avait ensuite invité le jury à considérer l’effet combiné de l’intoxication et de la provocation avec toute la preuve pour déterminer si la poursuite avait satisfait son fardeau de prouver l’intention requise pour le meurtre. […]

[…]

[39] Cela ne saurait cependant pas « élever au rang de moyens de défense autonomes des circonstances qui n’en sont pas, comme la colère… », écrit le juge Doyon dans l’arrêt R. c. Helpin, 2012 QCCA 1523, par. 46.

[40] En effet, je rappelle que la colère seule, même intense, n’est pas un moyen de défense autonome sauf, comme l’a précisé la Cour suprême, si la colère extrême fait « sombrer une personne dans un état d’automatisme où elle ne sait plus ce qu’elle fait, enlevant ainsi à l’actus reus son caractère volontaire : R. c. Stone, 1999 CanLII 688 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 290 […] ce qui aurait pour effet d’entraîner l’acquittement et non de réduire le meurtre à un homicide involontaire coupable » : R. c. Parent, 2001 CSC 30 (CanLII), [2001] 1 R.C.S. 761, par. 10.

[41] Cependant, lorsque la colère ou des émotions équivalentes et d’autres éléments de preuve sont pertinents, comme l’intoxication, tous ces éléments doivent être soupesés cumulativement pour trancher la question de l’intention. Il ne s’agit pas de donner à cette émotion, colère ou autre, un caractère de défense autonome, mais d’évaluer le poids cumulatif des éléments pertinents.[53]

[Soulignements et caractères gras ajoutés]

[63] Il convient donc de reconnaître qu’il n’y a pas lieu de considérer la colère résultant de la conduite provocante de la victime à titre de moyen de défense autonome[54]. La colère peut toutefois être considérée si elle se combine à d’autres éléments de preuve pertinents.

[64] L’auteur Hugues Parent expose son accord à cette approche lorsqu’il écrit dans son ouvrage :

945. Bien « qu’une colère intense ne permette pas à elle seule de réduire un meurtre à un homicide involontaire coupable », ce facteur peut, une fois combiné à d’autres éléments se rapportant à l’état d’esprit de l’accusé, comme la peur, le stress, la panique, la prise d’alcool et la présence de troubles mentaux non exonératoires, être pris en considération pour évaluer s’il avait l’intention de causer la mort de la victime ou des lésions corporelles tellement graves qu’il savait qu’elles allaient probablement causer sa mort. Cette situation est particulièrement évidente lorsque l’accusé était en état d’ébriété au moment du crime. Même si la preuve de la consommation d’alcool n’est pas suffisante pour susciter un doute concernant l’existence de la mens rea requise, ou que les éléments constitutifs de la provocation ne sont pas réunis, l’intoxication et la colère peuvent, une fois considérées à la lumière de l’ensemble de la preuve, soulever un doute raisonnable quant à l’intention de tuer. Il faut donc distinguer l’effet de la colère comme excuse partielle invoquée dans le cadre d’une défense de provocation, de son impact sur la formation de l’intention requise en matière de meurtre. Dans le premier cas, la provocation réduit le meurtre à un homicide involontaire coupable. Pour ce faire, le jury doit avoir conclu préalablement que l’accusé avait formé l’intention coupable. La colère devient alors pertinente lorsqu’elle satisfait aux conditions de l’article 232 C.cr. Quant à l’impact de la colère sur la mens rea du crime, celle-ci peut, en conjugaison avec d’autres facteurs se rapportant à l’état d’esprit de l’accusé, soulever un doute raisonnable sur la formation de l’intention requise. Un individu peut donc avoir l’intention de causer des lésions corporelles sans pour autant prendre conscience, en raison de la peur, de l’alcool et de la colère, de la probabilité de la mort de la victime. D’où sa déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable.[55]

[Soulignements et caractères gras ajoutés; renvois omis]

Il peut se présenter certaines situations où, bien que requise par l’accusé, la directive de type rolled-up ne soit pas nécessaire.

[65] Il peut toutefois se présenter certaines situations où, bien que requise par l’accusé, la directive de type rolled-up ne soit pas nécessaire. C’est d’ailleurs en ce sens que le juge Watt expose son point de vue dans l’arrêt R. c. Srun. Il y écrit en effet :

[95] To assess the impact on the failure to include an instruction cast in the familiar terms of a “rolled up” instruction seen in this province, it is helpful to begin with a reminder about the purpose that underlies the typical instruction. That purpose is to ensure that jurors do not approach their decision on this issue in a compartmentalized way; that is to say, having rejected any justifications, excuses or defences the evidence tends to support, considering the probative force of the evidence spent and no longer available to determine another issue despite its relevance to that issue. In a positive sense, the “rolled up” instruction underscores the general direction, oft-repeated in jury charges, that factual determinations are to be made after consideration of the cumulative effect of the whole of the evidence bearing upon the issue. But as we know, express instruction is not the only way to ensure the jury’s understanding of the point.

[96] Second, the effect of the non-direction. When the “rolled up” instruction first saw daylight in the mid-1980s, it was considered preferable, only sometimes mandatory. More recently, it appears to have migrated towards the mandatory end of the spectrum. But, wherever its place on the spectrum, it is not a per se rule to be incanted in every jury charge, the evidence notwithstanding. The need for the instruction depends on the evidence. So too whether its inclusion is discretionary or mandatory.

[97] Likewise, the effect of non-direction on the sustainability of a verdict is a variable, not a constant. Every non-direction is not misdirection. This is not a case where something was said which would have made wrong what was left unsaid leading to a possible miscarriage of justice: R. v. Demeter (1975), 1975 CanLII 685 (ON CA), 25 C.C.C. (2d) 417 (Ont. C.A.), at pp. 436-37, aff’d on other grounds, 1977 CanLII 25 (CSC), [1978] 1 S.C.R. 538.

[98] Third, the impact of the non-direction depends significantly on the evidentiary foundation for the instruction. There must be an air of reality to underpin the claim that particular evidentiary content be poured into the instruction. It is especially so where, as here, the cupboard is bare of any evidence through out-of-court statements contemporaneous with the events, police interviews, or in-court testimony to afford a window into the appellant’s mental state.

[99] Fourth, the instructions given. Taken as a whole, the instructions to the jury repeatedly emphasized their obligation to consider all the evidence in resolving the factual issues that were theirs to decide. In connection with their decision about the mental element in murder, the jury was directed to consider what the appellant said and did before, at the time and after the killing; the circumstances in which the killing occurred; the manner in which the appellant acted; and to consider all the evidence in reaching their conclusion. They were told to take into account the appellant’s consumption of alcohol and its disinhibiting effect on conduct and restraint.

[100] Finally, I do not suggest that the charge was perfect. It was not. Nor need it have been. On the evidence in this case, however, it was adequate to the task demanded of it.[56]
[Soulignements ajoutés]

[66] L’utilité d’une directive de type rolled-up s’apprécie donc en regard des circonstances propres à chaque affaire ainsi qu’à la pertinence de la preuve mise de l’avant pendant le procès.

[67] En l’espèce, l’appelant reproche à la juge de ne pas avoir donné une telle directive dans laquelle elle aurait dû mentionner au jury qu’il devait considérer la colère de l’appelant combinée à sa consommation de médicaments pour être en mesure d’apprécier son état d’esprit réel.

[68] Comme je l’ai indiqué précédemment, la preuve qui a été présentée au jury révélait que le taux de concentration des trois substances trouvées dans le sang de l’appelant correspondait à une consommation thérapeutique (par opposition à une consommation toxique ou létale), c’est-à-dire une concentration qui produit les effets désirés chez la majorité des gens. L’experte Marie-Pierre Taillon a également décrit les effets des médicaments consommés et rien ne permet de croire qu’ils auraient pu avoir un effet sur l’intention véritable de l’appelant. Cela étant, il ne s’agissait pas d’un élément de preuve pertinent qui aurait pu être combiné à un autre élément pertinent propre à déterminer l’état d’esprit réel de l’appelant.

[69] Dans ces circonstances, la directive de type rolled-up n’était pas nécessaire.